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samedi 12 février 2011

Euro : par ici la sortie !


« Ne croyez pas ceux qui proposent que nous sortions de l'Euro. L’isolement de la France serait une folie ». C’est par une mise en garde que le président Sarkozy a choisi de débuter l’année nouvelle, au soir du 31 décembre 2010, quelques heures à peine avant les libations dans lesquelles nous allions bouter hors de nos mémoires cette décennie post-bug qui vit à la fois naître la monnaie unique, et mourir la démocratie dans un hold-up pseudo-référendaire aboutissant au rejet du projet de constitution européenne et à l’adoption subséquente de son double, le traité de Lisbonne.

Pourquoi le Président français a-t-il pris la peine de s’attarder sur les propositions des eurosceptiques, ces « nonistes » anachroniques dont on balaye habituellement les arguments d’un geste auguste et supranational, les renvoyant à leur Mélancolie française et à leur nostalgie suspecte pour les attributs éculés de la souveraineté ? Nicolas Sarkozy accorde-t-il un réel crédit à ce sondage IFOP de novembre 2010, dans lequel 35% des français se déclaraient favorable à un retour au Franc ? Craint-il que soient devenus audibles ceux qui, d’un Front à l’autre, du « degauche »  au « national », ont inscrit sans ambiguïté la sortie de l’Euro au frontispice de leur édifice programmatique ?

En effet, si divers et émiettés soient-ils, les thuriféraires d’un retour à la monnaie nationale couvrent désormais tout le spectre du jeu politique. A droite, Marine le Pen, dont la récente passion pour l’économie confine au zèle du converti, considère que « le vrai problème, c’est l’Euro ». Avant elle, Nicolas Dupont-Aignan assénait déjà : « quitter l’Euro est une condition du plein emploi ». A gauche, Jean-Luc Mélenchon, soucieux de faire oublier qu’il vota sans ciller le traité de Maastricht[1], vaticine aujourd’hui : « l'Euro des banquiers et des usuriers n'est plus viable », cependant que le petit Mouvement républicain et citoyen (MRC) propose de « substituer à une monnaie unique trop rigide une monnaie commune réservée aux transactions extérieures ». Voilà un consensus de fait susceptible de faire blêmir tous ceux qui craignent un 21-Avril à l’envers, à l’endroit, oblique, en biais ou de guingois. 

Au succès de ces thèses eurosceptiques, rendu possible par la crise grecque et par sa contagion aux autres PIIGS[2], c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui, paradoxalement,  donne la meilleure explication : « la question de l'Euro n'est pas une question simplement monétaire, ni une question simplement économique, c'est une question identitaire » assurait-il la semaine dernière au forum économique de Davos. Comment admettre de manière plus explicite que la monnaie européenne est une « monnaie politique », avant d’être un instrument macroéconomique ? Lorsque le Président français martèle que « l'Euro c'est l'Europe et que l'Europe, c'est 60 ans de paix sur notre continent », il nous renvoie à la genèse de la construction Européenne à la sauce Monnet-Schuman : au début des années 1950, déjà, la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) avait pour objectif de créer des solidarités économiques suffisamment solides pour bouter définitivement le spectre de la guerre hors des frontières d’Europe de l’Ouest. Le négoce comme condition de la Pax Europa, en somme.

Quant au postulat qui préluda à la création de l’Euro, il fut ou prou du même acabit : les nations, notamment l’allemande, portant en elles le germe de la guerre, il convenait de les neutraliser au plus tôt. Une dose réputée létale de supranational économico-monétaire devait parvenir à ficeler les Etats dans un entrelacs d’intérêts matériels de fait, et à « arracher les patries aux castes du militarisme », tant il est vrai « qu’un peu  d’internationalisme éloigne de la patrie ». Les socialistes, au pouvoir dans les années 1990, connaissaient mieux que quiconque ce mot célèbre de Jaurès. Ainsi, côté français, c’est bien en réaction à la réunification allemande que l’on plaida pour l’avènement d’une monnaie unique. La devise européenne à la sauce Mitterrand-Delors apparaissait comme un antidote préventif contre la rémanence des tentations pan-germaines. « A travers le projet d’union monétaire européenne, dès avant la réunification allemande, François Mitterrand déclarait déjà vouloir enlever à l’Allemagne son mark, ressort essentiel de sa puissance », se souvient Jean-Pierre Chevènement[3]. Et de rappeler l’empressement des socialistes français à créer l’Euro, cependant que le chancelier Kohl s’ingéniait à différer l’échéance.

Pour convaincre l’Allemagne d’abandonner son mark, il fallut donc lui donner des gages. A la politique du Franc fort succéda celle de l’Euromark, couvé par une Banque centrale européenne principalement soucieuse de lutter contre l’inflation, et dont les statuts ressemblent à s’y méprendre à ceux de la Bundesbank. Ainsi, malgré l’apophtegme relatif à « l’Euro protecteur » que s’entête à nous servir une poignée d’eurolâtres, il faut bien admettre que la monnaie unique a surtout protégé nos voisins d’outre-Rhin, que leur modèle économique immunise déjà contre les affres de la surévaluation. Bien connue, l’une des explications de ce phénomène réside dans la compétitivité des produits allemands qui se niche dans leur qualité plus que dans leur prix. Avec un effort de recherche et développement supérieur à celui de ses partenaires européens, l’Allemagne dispose d’avantages comparatifs dans certains domaines (machines-outils, biens d’équipement, voitures haut de gamme) qu’une surévaluation de l’Euro de 10 à 20% par rapport au dollar ne parvient pas à entamer. Mais la qualité du « made in Germany » n’explique pas tout. L’Allemagne lutte elle aussi contre l’enchérissement de ses produits généré par l’Euro fort, en pratiquant une politique systématique de « déflation compétitive », c'est-à-dire de gel des salaires, permise par cette discipline collective et cette cogestion syndicale qui fondent le « capitalisme rhénan » cher à Michel Albert[4]. Enfin, la République fédérale bénéficie des bas coûts de production des pays de la Mitteleuropa, où elle délocalise la fabrication de ses composants pour n’en conserver que l’assemblage. La question de la pérennité des performances actuelles de l’économie germanique mérite cependant d’être posée : l’Allemagne, dont la zone Euro représente 40% des débouchés, peut-elle sortir indemne du tourbillon crisogène qui s’abat tour à tour sur chacun ses voisins ? Ne devra-t-elle pas elle-même opter, comme l’envisage Jacques Sapir, entre « sortir de son modèle ou sortir de la zone Euro » ?

Car l’effet domino de la crise du printemps 2010 semble inévitable, si l’on admet un  vice de construction initial : la zone Euro est loin d’être optimale. Selon Christian Saint-Étienne, observateur averti des prodromes de « la fin de l’Euro »[5], une zone économique optimale (c'est-à-dire apte à partager la même monnaie), possède trois caractéristiques : elle suppose la mobilité des facteurs de production (capital et travail). Elle induit l’existence d’un budget fédéral propre de corriger les inégalités territoriales. Enfin, elle nécessite une convergence macro-économique des pays qui la composent. Rien de tel au sein de la zone Euro. Outre la grande diversité des modèles économiques qui prévalent en son sein, le marché du travail y reste très cloisonné, la mobilité des salariés étant largement découragée par l’étanchéité des barrières linguistiques. Quant au budget commun, il ne dépasse pas 1% du PIB Européen, et son augmentation ne semble guère d’actualité, tant les finances publiques des pays contributeurs sont désormais dégradées. Or en l’absence de politique budgétaire apte à corriger le manque de cohérence de la zone, les économies nationales semblent appelées à diverger voire à entrer en concurrence, dans un retournement de l’Histoire propre à endommager sévèrement l’irénisme monétaire des eurobéats.

D’ores et déjà, les effets bénéfiques de l’Euro disparaissent sous la litanie des inconvénients : les taux d’intérêt bas dont ont d’abord bénéficié les pays de la zone les ont conduit à s’endetter à l’excès. En Grèce et en Italie, la dette publique dépasse 110% du PIB. Quant au déficit public, il est supérieur à 10% en Grèce, en Espagne, en Irlande. En France, la dette représente 80% du PIB, et le déficit public tutoie les 8%, cependant que la croissance est en panne, exceptée celle du taux de chômage.

Surévaluation plombant les exportations, compression des salaires et de la croissance, chômage endémique, encouragement au surendettement et aux bulles…Un ancien ministre de gauche, considérant sans doute la difficulté politique de cette décision, disait récemment « la sortie de l’Euro…y penser toujours, n’en parler jamais »[6]. Au regard des contre-performances affligeantes que nous donne à voir cette expérience monétaire au-delà du réel, on serait tenté de lui répondre : la sortie de l’Euro…y penser toujours, en parler souvent, commencer maintenant !



[1] C’était à l’époque où il faisait le « larbin » du parti socialiste. Un peu comme David Pujadas fait aujourd’hui le « larbin » du pouvoir, des riches et des puissants.
[2] Les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne) correspondent aux « pays du Club Med » plus l’Irlande. Gros consommateurs d’agrumes et d’huile d’olive, ils passent leur temps à défier la patience des agences de notation.
[3] Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ? Fayard, janvier 2011.
[4] Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991.
[5] Christian Saint-Etienne, La fin de l’Euro, Bourin éditeur, 2009.
[6] Le nom de cet ancien ministre sera pudiquement tu : il ne faudrait pas que d’aucuns s’avisent qu’il n’a pas fait qu’y penser, mais qu’il en a aussi parlé.

samedi 5 février 2011

Mourir pour l’Afghanistan ?


Un officier et un officier-marinier en décembre. Un soldat début janvier. S’il se trouve toujours quelques archéo-réacs pour nourrir dans leur petto, une secrète admiration pour l’armée française et sa capacité désuète à promouvoir par le mérite, il est moins habituel de rencontrer des laudateurs du théâtre d’opérations afghan, et de son étonnante aptitude à réaliser « l’égalité réelle » : en fauchant large, il en donne à chacun pour son grade.

L’affaire afghane était pourtant bien partie : lancée après les attentats du 11-Septembre, l’opération américaine « Enduring Freedom » s’engageait sous les auspices de la légitime défense, à la plus grande satisfaction de la « Communauté internationale », qui gratifiait les Etats-Unis de démonstrations unanimes de solidarité outragée, et de la résolution 1368 du Conseil de Sécurité de Nations Unies. A la première escarmouche, Al-Qaida et ses alliés talibans se débandaient et fuyaient sans gloire vers des cieux plus cléments, qui en catimini, qui en cyclomoteur.

Ainsi, peut-être l’objectif initial d’éradication définitive de l’hydre jihadiste eut-il peut-être pu être atteint, si l’effort avait été constant et dirigé vers ce seul but. Les troupes de l’ISAF[1] seraient déjà rentrées chez elles, et nos soldats auraient regagné leurs foyers, non sans nous avoir gratifiés d’une  Mili Pride au pas cadencé sur l’avenue des Champs-Elysées.

Mais la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires qui pourraient la gagner. Le choix fut donc fait, en 2003, d’ouvrir un second front en Irak. Dès lors, une partie de l’effort de guerre de la coalition se trouvait inexorablement distraite du théâtre afghan, rendant impossible la consolidation des premiers succès. La société irakienne, déjà mise à genoux par un embargo sans fin, implosait et devenait poreuse au prosélytisme rageur de l’internationale jihadiste. Al-Qaida, qui se voyait offrir là une seconde jeunesse, trouvait matière à accréditer la très huntingtonienne idée d’un acharnement des « judéo-croisés » contre le dar al-islam. Ben Laden adoubait Abou Moussab al-Zarquaoui comme « imam d’Al-Qaida en Mésopotamie » et lui donnait carte blanche pour mener quelques décapitations et autres ratonnades anti-chiites, cependant que lui-même se concentrait sur le recrutement de candidats à l’auto-meurtre pour perpétrer les attentats de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (5 juillet 2005).

En ce début d’année, Nicolas Sarkozy estimait dans ses vœux aux Armées que « la construction de la paix (en Afghanistan) résulte d’une action dans la durée. Elle exige de la patience ». A l’inverse, le ministre fédéral des Affaires étrangères Guido Westerwelle en visite à Kaboul vient de confirmer la volonté allemande de « transférer la responsabilité de la sécurité à l’échelle régionale » dans le courant 2011. A ce rythme, on peut se demander si la Coalition du Bien ne se résumera pas bientôt aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne, à la Pologne et à la France.

Pour quelles raisons nos dirigeants s’obstinent-il dans une chimère contre-insurectionnelle dont les souvenirs conjoints de la cuvette de Dien-Bien-Phu et des maquis algériens devraient pourtant les avoir guéri ? Pour mettre enfin la main sur Ben Laden et son chargé de communication Zawahiri ? Tout porte à croire que le siège d’Al-Qaida se situe désormais au Wasiristan pakistanais. Pour éviter la reconstitution putative d’un sanctuaire jihadiste en cas de reconquête du pouvoir par les Talibans ? Utilisons nos moyens de surveillance et nos barbouzes pour prévenir la réalisation de ce fâcheux oracle. Pour exporter la démocratie ? Marchons sur la Birmanie. Pour les droits de l’homme ? Usons de notre devoir kouchnérien d’ingérence humanitaire et ruons-nous tout à la fois sur la Corée du Nord et sur le Zimbabwe. Pour ceux de la femme ? Libérer les femmes afghanes de leur masque intégral n’est pas forcément plus urgent que de garantir le respect de l’ordre public chez nous. Au moins les afghans ne s’embarrassent-ils pas avec des affaires de burqa au volant : entre voir et conduire, ils ont su choisir.

« La solution doit être régionale et non militaire » disait le ministre iranien des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki, avant de se faire démissionner par Ahmadinejad en décembre. Il n’avait pas forcément tort si l’on admet que le charbonnier est maître chez soi, et aussi un peu chez son étranger proche. A cette aune, il apparaît urgent de passer d’une stratégie de contre-guérilla dont on a perdu de vue les véritables objectifs à une politique de sécurité régionale autonome. Il faut inviter les pays frontaliers de l’Afghanistan à prendre en main leur destinée commune. En particulier le Pakistan, auquel le chouchou de nos instituts de sondages Dominique Strauss-Kahn serait bien inspiré de verser enfin la totalité du prêt qu’a bien voulu lui consentir le FMI en 2008. Peut-être ce pays se résoudrait-il alors à cesser d’externaliser une partie de sa sécurité à ses « bons talibans ». L’Inde, également, car une détente au Cachemire est un préalable indispensable à la réaffectation exclusive des moyens militaires pakistanais à la lutte contre le terrorisme. Et même l’Iran qui soutint longtemps l’alliance du Nord du commandant Massoud, quand bien même l’inénarrable revue « la Règle du Jeu » nous informe du haut de ses vingt printemps que Sakineh n’a toujours pas été libérée[2].

Quant à la France, qu’elle amorce son retrait, car nous ne pouvons gagner cette guerre. Loin de conquérir « les cœurs et les esprits »[3] notre présence sur place contribue à faire éclore des moissons de vocations talibanes. Croire qu’il est possible de vaincre là où les Lions du Panchir ont perdu relève d’une immodestie coupable.

Cinquante-trois soldats français ont été tués en Afghanistan, dans un combat ingagnable. Comme aurait dit Brassens, on les a envoyés « mourir plus haut qu’leur cul ».




[1] Ou FIAS (force internationale d’assistance à la sécurité). Aux ordres du général David Petraeus, elle fut d’abord commandée par le général Stanley McChrystal. Celui-ci fut démissionné par le président Obama pour avoir lésé la majesté d’icelui dans un entretien indélicat au magasine Rolling Stone.
[2] En revanche, « la Règle du Jeu » propose à ses lecteurs d’envoyer une lettre à Sakineh. Cette offre n’est valable que pour les gens qui écrivent parfaitement le farsi. 
[3] C’est beau comme du Daniel Pennac, mais en fait c’est du général McChrystal plagiant McNamara.