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lundi 3 février 2014

L’Europe est-elle plus « à gauche » que ses États membres ?





A l’approche des élections européennes de mai 2014 et de la « déferlante eurosceptique » qu’on nous promet, il semble que l’Europe et ses institutions, soient devenue diablement prudentes. Pour un peu, elle passerait pour moins libérale voire pour plus « à gauche » que les différents États membres.
 
Pas très difficile me direz-vous, puisque nombre desdits États sont gouvernés par des conservateurs. Certainement vous répondrais-je, un peu vexée. Mais ils ne le sont pas tous. En tout cas pas la France, qui est dirigée par des socialistes paraît-il, même s’il faut le dire vite.
 
Quelques éléments témoignent de la prudence de sioux dont font actuellement preuve nos technocrates préférés. C’est qu’ils ont l’instinct de survie, les bougres. Ils le savent pertinemment : plus d’Europe supranationale, plus de technocrates. Il faut leur faut donc éviter que le bazar ne s’autodétruise complètement. Or pour l’éviter, il faut agir. Il faut « faire des trucs  ». Illustration.
 
La politique monétaire et la gestion de la crise de l’euro1
 
Mario Draghi, est un pragmatique, comme on dit pour faire l’éloge d’un homme dont on veut souligner qu’il n’est pas un idéologue, tant il est vrai qu’avoir des idées, c’est mal. Or comme tous les pragmatiques, le banquier central européen est très fort pour« faire des trucs ». Et aussi pour en dire.
 
A l’été 2012, alors que l’eurozone n’allait pas bien tout, Draghi a donc eu des mots très forts. Il s’est dit déterminé à faire « tout ce qui serait nécessaire » pour sauver l’euro. Puis il a lancé un programme qualifié « d’arme atomique » par la presse économique : le programme OMT (opérations monétaires sur titres). Ce programme vise à racheter, en cas d’extrême urgence, des titres de dettes de pays en grande difficulté pour faire baisser rapidement les taux auxquels ils empruntent. Problème : ceci est absolument proscrit par les traités européens. Du coup, le programme OMT n’a jamais été mis en œuvre, sa principale vertu ayant résidé dans l’effet d’annonce produit.
 
Mais au-delà des traités, il y a surtout l’opposition forte d’un État membre. L’Allemagne, en effet, est hermétique à toute souplesse en matière de politique monétaire et n’envisage pas un instant de se montrer « pragmatique ». Horrifiée par la perspective d’une entorse à la droiture monétaire, le patron de sa Bundesbank, Jens Weidmann, a même fait déférer le programme OMT devant le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, histoire de voir s’il ne serait pas un tantinet inconstitutionnel, pour la République fédérale, de prendre part à de telles horreurs hétérodoxes. Le jugement de Karlsruhe doit intervenir dans le courant de cette année.
 
Mieux : alors que la relative souplesse et l’adaptabilité de Mario Draghi étaient jusque-là soutenues par le membre allemand du directoire de la BCE Jörg Asmussen, le gouvernement Merkel III a brusquement décidé d’exfiltrer ce dernier de l’institution francfortoise pour le remplacer par une « faucon », Sabine Lautenschläger. Comme l’explique ici Romaric Godin, il s’agit là d’un « choix étrange » sans doute destiné à « montrer les muscles allemands à l’Europe » et à contrer les velléités draghistes de passer outre la lettre des traités.
 
En matière de politique monétaire, un État membre, l’Allemagne, campe donc clairement sur une ligne plus dure que celle prônée par une institution européenne, la BCE.
 
La question du protectionnisme
 
C’est loin d’être le seul domaine. On se souvient par exemple de l’affaire des panneaux solaires chinois. Ce n’est plus la BCE, cette fois, qui est à la manœuvre, mais une autre institution de l’Union : la Commission européenne.
 
Car la Commission elle aussi « fait des trucs ». Et des trucs qu’on n’attend pas forcément de la part d’une structure pour laquelle la concurrence libre et non faussée et la libre circulation des marchandises font office depuis toujours de tables de la loi.
 
Ainsi la Commission entreprend-elle, au printemps 2013, de taxer le matériel photovoltaïque en provenance de l’Empire du milieu, soupçonné de faire l’objet de dumping. Avant qu’un accord ne soit finalement trouvé entre Pékin et Bruxelles en juillet, un nombre significatif de pays dont la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et surtout l’Allemagne, combattent vigoureusement la mesure.
 
Ainsi donc, dès avant que la Commission européenne ne finisse par se déballonner et par céder aux Chinois, de nombreux États défendaient pour leur part une ligne plus libérale, hostile à toute initiative protectionniste.
 
Le grand marché transatlantique
 
Depuis le printemps dernier, discrètement mais sûrement, la Commission européenne négocie avec les États-Unis les modalités d’un vaste traité de libre échange, le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), dont Jean-Michel Quatrepoint explique fort bien ici tout le mal qu’il convient de penser.
 
Hélas la discrétion ne suffit pas toujours à décourager les curieux et il semble que les opinions publiques européennes se soient malgré tout emparées de la question. Du coup, comme celles-ci se montrent fort rétives, la Commission a décidé de suspendre les pourparlers jusqu’en juin 2014. D’ici là, elle va lancer une « large consultation publique» sur la disposition la plus critiquée du futur accord : la mise en place d’un tribunal arbitral devant lequel les grandes entreprises pourraient poursuivre les États qui auraient l’insigne audace de prendre des mesures – environnementales, sanitaires, sociales – susceptibles de menacer les perspectives de profit privé.
 
Qu’on se rassure. Comme expliqué sur le blog Contre la cour, la discussion euro-américaine est loin d’être totalement gelée. Seules les dispositions relatives au tribunal arbitral sont concernées. La Commission est d’ailleurs formelle : « aucune autre partie des négociations n’est affectée par la consultation publique et les négociations continueront comme prévu »,
 
En outre, on l’aura compris, le gel est très temporaire. Juin 2014 se situe précisément situé après…mai 2014, mois durant lesquelles se tiendront les élections européennes. Il s’agit donc bien sûr, comme en convient Jean Quatremer, « de ne pas donner davantage de grain à moudre aux eurosceptiques ».
 
Toutefois, on ne peut manquer de le noter : si Bruxelles recourt ici à un procédé dilatoire, les États membres n’ont pour leur part jamais songé à ralentir le processus et encore moins à l’arrêter. Pas même lorsque le scandale Prism et la révélation des écoutes américaines pratiquées en Europe leur en offrait l’occasion sur un plateau. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et la France, firent semblant de tancer Washington. Mais on en resta là.
 
La régulation bancaire
 
La France et l’Allemagne : parlons-en. Elles sont actuellement vent debout contre le projet de réforme bancaire proposé par Michel Barnier, candidat à la présidence de la Commission européenne mais néanmoins guérillero avide de botter le train au Grand Capital, comme chacun sait.
 
Il faut dire que le commissaire au marché intérieur « fait des trucs » tout à fait scandaleux. Il a récemment présenté un projet comprenant deux volets  : d’une part l'interdiction aux grandes banques européennes de certaines activités spéculatives réalisées pour leur compte propre. D'autre part l'obligation de cantonner dans des filiales spécifiques les activités de marché à haut risque. L’horreur bolchevique, en somme.
 
N'écoutant que leur courage et manifestant leur claire détermination à faire barrage au léninisme, plusieurs pays dont, une nouvelle fois, l'Allemagne et la France, se sont vigoureusement opposés au projet. Il faut dire que ces États ont déjà fait leurs propres réformes bancaires. Mais des réformes « raisonnables » qui évitent soigneusement « d'inquiéter les banques ». Le ministre Pierre Moscovici a donc fait connaître à Michel Barnier toute l'ampleur de son courroux. On en attendait pas moins du socialisme à la française...
 
Et donc ?
 
Comme on le voit, certaines institutions communautaires consentent actuellement à mettre de modestes coups de canif dans l'épais tissu des dogmes européens. Sans doute faut-il y voir le souci de garantir la pérennité d'un édifice qui, si bancal soit-il, demeure leur unique raison d'être. Mais plusieurs États, tranquilles et autosatisfaits, se montrent plus royalistes que le roi. Que faut-il en conclure ?
 
Si l'Europe confisque aux gouvernements nationaux de larges pans de leurs prérogatives, ceux-ci en sont très largement coresponsables. Ils s'appliquent à créer, avec constance et détermination, les conditions de leur impuissance et de leur déprise sur le cours des événements. C'est d'ailleurs singulier. De quel droit se démet-on d'un pouvoir qu'on ne détient que parce qu'on est mandaté par des électeurs pour l'exercer ?
 
Il est temps d'ouvrir un calepin et et de noter tout cela dans un coin. Car il faudra s'en souvenir lorsque le moment viendra de démêler l'écheveau des manquements et des responsabilités.
 
1 La crise de l’euro est derrière nous, tout le monde le dit. Néanmoins, pour les nécessités de la narration, pour la tonicité du discours et pour maintenir le suspense, on fera comme si ce n’était pas vrai du tout.