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mercredi 22 novembre 2017

Crise politique en Allemagne : quelles perspectives ? par Jérôme Sterkers




Depuis les élections fédérales du 24 septembre 2017, l'Allemagne se trouve dans une situation de blocage politique, les partis pressentis pour former le nouveau gouvernement autour d'Angela Merkel ne parvenant pas à trouver un accord de coalition. Pour autant, ce blocage - qui tranche avec sa réputation de régime parlementaire permettant tout à la fois représentation proportionnelle des mouvements d'opinion et stabilité de l'exécutif - est-il réellement synonyme d'embolie institutionnelle ? Est-ce vraiment l'impasse politique en Allemagne ? Cette situation est-elle une vraiment un première, comme on ne cesse de nous le dire ? Quelles sont les issues possibles ?

A titre liminaire, notons qu'une telle situation de blocage survenant immédiatement après une élection est bel et bien unique dans l'histoire de l'Allemagne depuis 1949. En revanche, la République fédérale a déjà connu des impasses constitutionnelles comparables et même un gouvernement minoritaire dans les années 1970, comme nous allons le voir plus bas.

Dans le cas présent, si l'on y réfléchit bien, cinq hypothèses sont techniquement plausibles pour sortir de l'impasse. Certaines peuvent se combiner entre elles, d'autres sont politiquement moins probables.

Scénario 1 : 
Le Président fédéral Frank-Walter Steinmeier prend ses responsabilités et demande au Bundestag de faire de même. Sans attendre, il met en marche la procédure habituelle d'élection du Chancelier (article 63 de la Loi fondamentale) et propose au Bundestag le nom d'Angela Merkel en sa qualité de Kanzlerkandidat du groupe politique le plus fort, l'Union CDU-CSU. Ce faisant, il renvoie les partis à leurs responsabilités et peu espérer forcer les trois partenaires pressentis (Union, FDP, Verts) à s'entendre en urgence. Cependant, étant donné que les libéraux ont expliqué que pas moins de 120 points restaient à régler dans le contrat de coalition, il semble peu probable que Merkel soit élue Chancelier dans ces conditions. Le Bundestag aurait alors deux semaines pour élire un chancelier de son choix sur la base d'une majorité alternative, toujours à la majorité de ses membres (art. 63, al.2). C'est à la fois la voie la plus naturelle constitutionnellement parlant, mais en l'état des forces en présence, elle revient à reculer pour mieux sauter... vers le scénario 3.

Scénario 2 : 
La reconduction surprise de la coalition actuelle CDU-SPD, ce qui semble devoir se passer en ce moment même dans le Land de Basse-Saxe : celle-ci se ferait alors dans le cadre d'un nouvel accord de gouvernement. Le problème étant que, dès la soirée électorale, le leader du SPD Martin Schulz n'a eu de cesse de rejeter cette hypothèse. Difficile de ne pas perdre la face. A moins que cela ne s'accompagne de la renonciation simultanée d'Angela Merkel au poste de Chancelier fédéral, ce qui justifierait alors la poursuite de la grande coalition, mais sur des bases 100% nouvelles : ni Merkel, ni Schulz et avec un nouveau programme commun.

Scénario 3 : 
L'heure des choix: ce serait la conséquence d'une impasse qui durerait ou la suite logique du scénario 1. Sans majorité, le Bundestag peut élire in fine un Chancelier avec une majorité simple (art 63, al.3 LF). Deux options s'offrent alors au président fédéral, qui dispose de sept jours pour décider soit de nommer formellement ce gouvernement minoritaire soit, au contraire, de dissoudre le Bundestag (art 63, al.4 de la Loi fondamentale). Dès lors :

Première option 3A : si le président fédéral dissout le Bundestag, la nouvelle élection devrait avoir lieu dans les 60 jours. Au regard de la durée des procédures évoquées ci-dessus, une date d'élection serait donc possible au printemps 2018 avant Pâques.

Deuxième option 3B : si le président fédéral ne dissout pas le Bundestag, un gouvernement minoritaire pourrait, au cas par cas, travailler avec l'opposition pour adopter le budget et la législation. 
Contrairement à ce que beaucoup peuvent imaginer, l'Allemagne a déjà connu une telle situation en 1972 après que plusieurs élus de la majorité SPD-FDP ont quitté leurs partis respectifs par rejet de l'Ostpolitik menée par Willy Brandt, tandis que l’opposition de droite menée par Rainer Barzel avait échoué à faire adopter à deux voix près sa motion de défiance constructive déposée dans le cadre de l'article 67 de la Loi fondamentale. Brandt continua donc à gouverner sans majorité jusqu'à un retournement de conjoncture politique qu'il exploita en engageant la responsabilité de son gouvernement par le dépôt d'une Motion de confiance (art. 68 LF) dont il savait qu'elle serait rejetée par le Bundestag... ce qui entraîna une dissolution de l'assemblée et une victoire de Brandt à l'élection qui s'ensuivit. Mais dans le cas présent, Angela Merkel a d'ores et déjà fait savoir qu'elle préférait une nouvelle élection que former un gouvernement minoritaire.

Scénario 4
L'heure du non-choix: Techniquement, le gouvernement fédéral actuel, composé par la CDU et le SPD, sans aucun changement, peut tout à fait rester en fonction et le Parlement exercer ses pouvoirs de contrôle et de législation. Bien que cela ne soit pas prévu par la Loi fondamentale (et pourrait être perçu comme contraire à la coutume constitutionnelle, voire faire l'objet d'un recours devant le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe), la situation actuelle pourrait théoriquement perdurer jusqu'aux prochaines élections fédérales à l'automne 2021. Pour autant, ce quatrième scénario est, en tous points, le plus improbable !

Ainsi, comme le disait fort opportunément Goethe au moment de quitter ce monde, nous avons encore besoin de "Mehr Licht" pour y voir plus clair...

Jérôme Sterkers


mercredi 1 novembre 2017

«La République catalane n'a pas été proclamée», Antoine de Laporte.






Antoine de Laporte est un observateur de longue date et un fin connaisseur de la politique espagnole. Il revient aujourd'hui pour L'arène nue sur la déclaration d'indépendance de la Catalogne, la mise sous tutelle de la région par Madrid, la fuite rocambolesque de Carles Puigdemont à Bruxelles et sur la manière dont les différents partis, indépendantistes et unionistes, préparent les élections du 21 décembre.


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Depuis la Belgique où il se trouve actuellement, Carles Puigdemont a affirmé qu'il reconnaîtrait le résultat des élections du 21 décembre, pourtant souhaitées par Madrid. Alors, c'en est déjà fini de l'indépendance de la Catalogne ? Et si les indépendantistes les gagnent ?

Les deux principaux partis indépendantistes, le Parti démocrate européen catalan (PDeCAT, centre droit) et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), affirment qu'ils se présentent au scrutin pour défendre la République, mais c'est une stratégie politique et sémantique. Leur objectif est de gagner le scrutin pour forcer le gouvernement de Mariano Rajoy à reconnaître qu'il y a un fait indépendantiste indéniable et qu'il est contraint d'ouvrir le dialogue avec eux. Puigdemont l'a plus ou moins expliqué à Bruxelles : il était convaincu que la proclamation de la République serait la première phase d'une discussion avec Madrid.

La République n'a d’ailleurs jamais été formellement proclamée. C'est en tous cas l'avis de plusieurs juristes. Le vendredi 27 octobre, le Parlement de Catalogne a adopté une résolution (c'est-à-dire un avis, qui n'a pas de valeur juridique, seulement politique) dans laquelle il demandait au gouvernement catalan de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit appliquée concrètement la loi de transition juridique. Cette loi a été votée le 7 septembre par le Parlement, mais annulée par la justice espagnole. Elle pose les bases de la nouvelle République catalane, en attendant qu'une Constitution soit votée. En revanche, le Parlement n'a pas voté le préambule de la résolution (ainsi que l'a expressément souligné la présidente du Parlement Carme Forcadell), préambule qui affirmait que la Catalogne est un État indépendant sous la forme d'une République démocratique et sociale. En pratique, la République n'a pas été proclamée, et l'absence de toute reconnaissance internationale l'empêche d'exister.

J'ajoute que la résolution du 27 octobre n'a jamais été publiée dans une publication officielle (il y en a deux : le Bulletin officiel du Parlement ou le Journal officiel de la Généralité), or en droit un texte non publié n'a aucune valeur, portée, incidence ou conséquence.

Du coup, comment se passent, pour l'instant, la suspension de l'autonomie et la mise sous tutelle de la région via l'article 155 de la Constitution espagnole ?

Pour le moment, il n'y a pas de réactions de contestation majeures. L'ancien chef des « Mossos » ( la police catalane) Josep Lluis Trapero a envoyé une lettre à ses anciens subordonnés en les appelant à la loyauté envers leur nouveau chef, et le gouvernement de Madrid a choisi pour le remplacer l'ancien adjoint de Trapero, ce qui est une reprise en main soft. Les hauts fonctionnaires proches de l'ancien gouvernement sont allés récupérer leurs effets personnels dans leurs bureaux sans créer d'incident. Le représentant de la Généralité auprès de l'UE a accepté sa destitution. Même la présidente du Parlement Carme Forcadell a renoncé à convoquer le bureau du Parlement, affirmant que ce dernier se trouvait dissous. Puigdemont a expliqué hier à Bruxelles qu'il ne voulait pas voir la République naître dans la violence, ce qui expliquait cette absence de réaction.

Pour commencer, on peut souligner que la manière dont Puigdemont est parti à Bruxelles est rocambolesque. Il est parti de Gérone (où il réside) entre 1h et 2h du matin, en voiture, avec cinq anciens membres du gouvernement. Mais dans la matinée, alors qu'il était déjà arrivé dans la capitale belge, il a publié sur son Instagram une photo de l'intérieur du palais de la Généralité, faisant croire qu'il était à son bureau alors que le bâtiment est gardé par les Mossos. Cela explique pourquoi à 10h30 il n'était pas à la réunion de la direction de son parti, le PDeCAT.

Pour ce qui est de l'asile, non, il ne le demandera pas, il l'a fait savoir. Mais restera len Belgique tant qu'il n'aura pas « les garanties d'un procès juste ». Il veut en fait profiter de la forte protection offerte par la justice belge en matière d'extradition. Les justices belge et espagnole ont un contentieux important à ce sujet, assez rare pour deux pays de l'Union. La Belgique a plusieurs fois refusé d'extrader des membres d'ETA, aussi Puigdemont cherche à internationaliser le conflit via les tribunaux. Son objectif est de rester visible alors que sa destitution ne lui donne plus les moyens institutionnels et médiatiques dont il disposait avant. Une partie des Catalans lui reproche ce départ, estimant que ce n'est que de la mise en scène. Des habitants disent « Il doit avoir une stratégie, mais nous ne parvenons pas à la comprendre ». À l'inverse, les radicaux de la CUP jugent que c'est la bonne stratégie car cela permet (pour eux) de mettre l'accent sur la « violation des droits humains » à l'œuvre en Catalogne.

Comment les trois partis indépendantistes (la CUP justement, mais aussi le PDeCATde Puigdemont et l'ERC), abordent-ils cette période transitoire qui court jusqu'aux élections du 21 décembre ?

La CUP doit faire voter sa base militante pour savoir si elle participe effectivement au scrutin. Les deux autres formations vont se préparer électoralement, le PDeCAT semblant enclin à laisser les plus modérés le représenter. Ainsi l'ancien conseiller (ministre régional) aux Entreprises Santi Vila, qui avait démissionné juste avant la déclaration d'indépendance car il ne croit pas dans la solution unilatérale, a indiqué vouloir mener la campagne du PDeCAT.

La CUP affirme également désormais que la fondation de la République sera un processus de long terme, ce qui laisse entendre qu'elle admet l'échec du processus mené jusqu'à présent. Les partis indépendantistes vont sans aucun doute adopter une position de victime, insistant sur l'oppression de Madrid et rappelant les terribles images de la répression disproportionnée du 1er octobre, qui avait été un électrochoc puissant.

Le PdeCAT et ERC ne devraient pas rééditer la liste commune (Ensemble pour le oui), qu'ils avaient créée en 2015 et qui n'avait pas enclenché de dynamique forte (ils avaient raté la majorité absolue de six sièges contrairement à leurs espérances, et dépendaient de la CUP). L'objectif qu'ils poursuivent est de remobiliser leur électorat (de gauche pour ERC, de centre droit pour le PDeCAT) et d'élargir leur base électorale (notamment pour le PDeCAT, créé il y a un an et qui souffre à la fois d'un déficit d'image et d'une mauvaise image car il succède à la CDC, mise en cause dans des scandales de corruption). Le problème pour ces deux partis est que les deux grandes associations indépendantistes (ANC et Omnium Cultural) étaient parties intégrantes de la liste « Ensemble pour le oui » et souhaitent que cette stratégie soit rééditée. Il y a donc une incertitude sur la formule que choisiront les indépendantistes pour se présenter devant les électeurs.

Quid des autres formations politiques ? Comment préparent-elles le scrutin ?

Du côté des unionistes (je mets Podemos à part), il n'y aura aucune unité. Ciudadanos, le premier parti de cette tendance, a réclamé au Parti populaire et au Parti socialiste un accord de principe pré-électoral : que le parti qui arrive en tête chez les unionistes reçoive le soutien des deux autres pour tenter de gouverner. Le PP et le PS lui ont adressé une fin de non recevoir, parceque le PS cherche à dépasser la logique de l'affrontement (il veut aussi se débarrasser de l'image de supplétif du PP que les indépendantistes et Podemos lui collent, encore plus depuis le vote de l'article 155) et le PP veut récupérer l'électorat constitutionnaliste réfugié chez Ciudadanos.

Podemos est par contre en crise : son secrétaire général catalan a envisagé un boycott du scrutin, aussi a-t-il été mis de côté par la direction nationale, qui convoque un référendum interne sur une alliance avec Catalogne en commun (CatComu), le parti de la maire de Barcelone Ada Colau (qui n’appartient pas à Podemos contrairement à ce que l’on croit). Leur principale revendication est de chercher une ligne médiane, c'est-à-dire la tenue d'un référendum à l'écossaise, négocié avec Madrid, mais Podemos est bel et bien contre l'indépendance. Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos, veut aussi profiter de cette crise pour pousser la revendication de son parti sur la reconnaissance officielle que l'Espagne est un État plurinational, une revendication que portent aussi les socialistes depuis leur congrès du mois de mai dernier.

Et Puigdemont quel est son avenir ? N'est-il pas, au bout du compte, qu'un homme lige d'Artur Mas ?

Mas et Puigdemont sont des personnages extrêmement différents. Le premier est issu de la bourgeoisie catalane de Barcelone, il a étudié le droit, il a été cadre et chef d'entreprise dans l'industrie, c'est un apparatchik de la Convergence démocratique de Catalogne (CDC, l'ancien grand parti nationaliste), et le dauphin de Jordi Pujol, qui l'a personnellement choisi en 2001.

Rien à voir avec Puigdemont, qui est un ancien journaliste issu d'une famille modeste de la province de Gérone. Ce dernier a milité au sein de la CDC qu'il a contribué à développer dans la province de Gérone, mais il l'a aussi quittée (en 2007, il s'est présenté avec son soutien mais comme indépendant à la mairie de Gérone). Il a ensuite été maire de Gérone (un séisme car la ville était socialiste depuis 32 ans).

Les deux hommes sont opposés sur leur parcours et quant à leur vision. Mas est l'héritier de Pujol, qui disait de l'autonomie catalane : « nous avons les avantages d'un État sans les inconvénients ». Il Mas s'est converti tard à l'indépendantisme (en 2012, quand il a perdu le soutien du PP au Parlement catalan et qu'il risquait une sanction électorale pour avoir mené des politiques d'austérité). Puigdemont c'est tout le contraire : il est indépendantiste depuis toujours, il accomplit aujourd'hui le rêve de sa vie. Mais il n'a pas de troupes, pas de réseau, pas vraiment de parti. Il n'est pas la marionnette de Mas, mais il doit composer avec lui car ce dernier tient le PDeCAT et négocie en direct avec Junqueras, le président d'ERC (lors du remaniement du gouvernement de cet été, les deux chefs de parti l'ont établi sans en référer à Puigdemont).

Dans un article disponible ici, il est expliqué que l'indépendantisme catalan a été renforcé par la crise, les Catalans ayant constaté l'incapacité de l’État espagnol à les protéger, et les solidarités communautaires étant apparues comme des recours indispensables. Qu'en pensez-vous ?

C'est exact et l'un des points forts du discours de la CUP : pour eux, Madrid ne fait que brider les efforts des Catalans pour mettre en place des législations progressistes. Et depuis cinq ans, force est de constater que le Tribunal constitutionnel espagnol a annulé de nombreuses lois catalanes qui instauraient des droits nouveaux, des impôts nouveaux ou allaient plus loin que les lois nationales sur des thèmes comme l'égalité femme/homme). Pour certains Catalans existe l'idée que l'Espagne en crise, avec sa corruption endémique (dont le PP est aujourd'hui le symbole, alors que l’ancien parti au pouvoir en Catalogne – CDC – est aussi gravement mise en cause dans des scandales financiers) et une solidarité territoriale qui fonctionne mal, n'est plus en mesure d'assurer la prospérité et le bien être de leur région.

En plus, il faut tenir compte que ce qui a déclenché (symboliquement) la vague indépendantiste, c'est la censure partielle du statut d'autonomie, adopté en 2006 par référendum après avoir fait l’objet d’un accord entre les socialistes de Zapatero et les nationalistes de Mas. D’ailleurs, Rajoy (qui était chef de l’opposition) avait tenté de provoquer un référendum national sur ce texte, ce qui est contraire à la Constitution (et ce qui ne manque pas de sel au regard de la situation actuelle). Le statut reconnaissait la prééminence de la langue catalane et définissait la Catalogne comme une Nation, ce que le Tribunal constitutionnel a censuré en 2010. Alors que la Catalogne (comme l'Espagne) prenait la crise de plein fouet, il y a eu la conjonction de deux facteurs : l'un politique, l'autre économique, qui a conduit à une évolution rapide de la mentalité d’un grand nombre d’habitants de Catalogne.


dimanche 29 octobre 2017

Rémi Bourgeot : « Partout en Europe, nous assistons à la réaffirmation des États ».






Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il a poursuivi une double carrière de stratégiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur la zone euro et les marchés émergents pour divers think tanks. Concernant la zone euro ses études traitent des divergences économiques, de la BCE, du jeu politique européen, de l’Allemagne et des questions industrielles. Catalogne, pays de l'Est, Brexit, Allemagne : il revient sur tout cela aujourd'hui sur L'arène nue


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La situation est incertaine en Espagne et devient dangereuse. Le Parlement catalan a voté vendredi dernier l'indépendance. Madrid a a répondu en annonçant la mise sous tutelle de la région, conformément à l’article 155 de la Constitution espagnole. Quelles pourraient être, pour l'Europe, les conséquences de la dislocation d'un de ses États membres ? L'UE peut-être aider à régler la crise catalane ?

La crise catalane renvoie à un risque existentiel pour l’Union européenne. Alors que l’UE a été vue historiquement comme un soutien des divers régionalismes, cette crise représente la limite absolue à cette approche. Quoi que l’on pense de la gestion littéralement désastreuse de Mariano Rajoy, ou des revendications catalanes, une UE qui encouragerait, près du point de rupture, l’éclatement d’un de ces grands États membres, s’aliénerait la quasi-totalité des États et ferait face à une situation de blocage fondamentale. L’UE est une construction internationale qui repose sur la participation volontaire de ses membres. Cette réalité est de plus en plus apparente depuis la crise. Ce constat est évidemment paradoxal si l’on a, par exemple, à l’esprit les programmes d’austérité. En réalité,, toutefois marquée par les lourds déséquilibres qui affectent les relations entre États, en particulier autour de la puissance allemande. 

L’UE a été le cadre de développement de ces déséquilibres qui s’avèrent d’autant plus extrêmes une fois que l’illusion d’un dépassement institutionnel des États se défait. Il n’est donc guère surprenant que l’UE soit la grande absente de la crise catalane. Ce non-soutien a douché les espoirs des indépendantistes catalans qui imaginaient transformer la Catalogne en une sorte de région à nu dans l’UE, en dépassant ce qu’ils considèrent comme un simple échelon madrilène. Sans soutien d’une UE dont le pouvoir politique apparaît de plus en plus comme inexistant en dehors du jeu interétatique (certes déséquilibré), la sécession catalane est impossible… sauf à accepter de plonger dans une forme ou une autre de chaos légal et économique. La Catalogne n’appartiendrait plus à l’UE et aurait les pires difficultés à rejoindre le club. Pro-européenne, elle chercherait à conserver l’euro mais se verrait formellement exclue de l’union monétaire en même temps que de l’UE et se retrouverait donc à utiliser la monnaie unique sur une base légale très faible, au même titre que le Kosovo ou le Monténégro.

Le cas catalan renvoie à un itinéraire historique particulier mais illustre un certain type d’instabilité politique. Il s’agit de la tendance plus générale à la désagrégation des États, les régions les plus riches s’émancipant progressivement de leur appartenance nationale en se représentant plus libre dans un cadre plus large et plus abstrait. Christopher Lasch avait justement relevé ce phénomène à la fin de sa vie, au début des années 1990, en évoquant notamment le cas de la Californie qui rêvait d’une forme d’émancipation dans le cadre de la mondialisation, par son appartenance économique au « Pacific Rim ». La crise politique que traversent nos sociétés dépasse le cadre du populisme et s’ancre davantage dans une remise en question des cadres étatiques qui ont, depuis plus de quatre décennies, organisé leur propre délitement.

Tout autre pays, tout autre type de manifestation identitaire : un parti populiste de droite hostile à l'immigration (ANO) a remporté la victoire aux élections législatives tchèques du 21 octobre. Une semaine auparavant, le très conservateur Sebastian Kurz gagnait les élections autrichiennes, et entreprend actuellement de former une coalition avec le parti de droite radicale FPÖ. Pourquoi cette épidémie de revendications identitaires à l'Est de l'Europe ? 

La thèse défendue, au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, selon laquelle la vague populiste incarnée par Donald Trump et les partisans du Brexit se serait échouée sur les côtes de l’Europe continentale, n’aura pas tenu longtemps. La remise en cause du statu quo politique est en train de devenir une réalité où que l’on regarde en Europe, mais cette tendance prend des formes bien différentes d’un pays à l’autre. Les développements politiques qui touchent l’Europe centrale paraissent d’abord surprenants si l’on cherche à expliquer le populisme par une lecture quelque peu simpliste des chiffres de croissance économique ou par la seule question de la relégation des classes populaires. Si cette ligne d’analyse permet assez bien d’expliquer l’essor des mouvements populistes en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, le cas de l’Europe centrale est de nature assez différente, tout comme celui de l’Allemagne. 

Les pays d’Europe centrale issus du bloc communiste ont tendance à rester bloqués à des niveaux de développement plus bas que ceux d’Europe occidentale mais l’ampleur du chemin économique parcouru ces deux dernières décennies ne fait aucun doute et ils ont, de plus, tendance à jouir de taux de chômage plutôt limités. La République tchèque que vous évoquez, connaît même une situation proche du plein emploi, et, sur le plan financier, fait office sur les marchés mondiaux de havre de stabilité, de « safe haven » alternatif, comme une sorte de Suisse d’Europe centrale. D’ailleurs, n’oublions pas que la riche Suisse a été précurseur en matière de populisme de droite visant le pouvoir, avec le SVP/UDC de Christoph Blocher qui, tout comme l’américain Donald Trump ou le tchèque Andrej Babiš, est chef d’entreprise et milliardaire.

Si les bénéfices économiques de leur intégration à l’Union européenne sont apparus comme assez évidents à la Tchéquie et à ses voisins d’Europe centrale, notamment dans le cadre de leur rattrapage économique et des fonds structurels versés aux nouveaux États-membres, les nombreuses implications de la participation à l’UE y paraissent plus problématiques. Il est évident que, pour ces pays, la question de l’abandon de pans de leur souveraineté est, pour des raisons historiques notamment, particulièrement sensible, et alimente une réaction identitaire souvent épidermique voire  brutale. 

Sur la question même de la « success story » économique, il convient tout de même de souligner les limites de leur rattrapage qui a essentiellement consisté en une intégration à l’appareil industriel allemand. La sous-traitance est un puissant outil de rattrapage économique mais ce phénomène connaît, dans la quasi-totalité des pays émergents, une limite intrinsèque qui conduit en général à un pallier dans le développement. Le modèle de sous-traitance nourrit par ailleurs une frustration liée à une structuration économique et sociale qui ne s’ancre pas dans la conception et qui ne mobilise pas la créativité du pays. 

En somme, il existerait un type de frustration identitaire lié à un modèle de croissance économique peu valorisant et devant tout à l'extérieur (ici, à l'Allemagne) ?

Oui. Les gouvernants qui se contentent de jouer la petite musique de l’adaptation bureaucratique au marché unique ou à la mondialisation suscitent rarement une forte adhésion populaire au bout du compte, que cette approche économique produise un certain succès comme en Europe centrale ou une logique de délitement de l’appareil productif comme en France et en Italie. Le rattrapage économique est très souvent le résultat de l’imitation d’un modèle, comme cela fut d’ailleurs le cas des pays d’Europe occidentale suivant la révolution industrielle anglaise. Mais, même en suivant un modèle éventuel, le dépassement du simple cadre du rattrapage nécessite l’intégration de la conception et de la production. Un pays comme la République tchèque a une longue histoire industrielle derrière lui, et était bien plus industrialisé et productif que le bloc communiste dans son ensemble. Ce qui y nourrissait une grande fierté.

Le type de rattrapage des deux dernières décennies, écrit d’avance et connaissant par ailleurs de nombreuses limites, si ce n’est un plafond de verre, a un caractère débilitant lorsqu’il ne s’accompagne pas d’un véritable projet national, et l’on peut à cet égard comprendre le vertige économique de ces pays dans le cadre de l’Union européenne. Toutes les modalités de croissance économique ne se valent pas. Alors qu’il est évident que l’Union européenne souffre de l’absence de projets de coopération viables, les États aussi ont eu tendance à se vider de leur substance dans le cadre de cette simple logique d’allocation du capital productif à l’échelle européenne et mondiale. 
La dimension identitaire de ces développements politiques est préoccupante mais peu surprenante. Nous sommes témoins de l’effondrement de l’illusion quant au dépassement des États-nations. Non seulement pour les pays qui connaissent un délitement économique mais aussi pour ceux qui ont connu un extraordinaire rattrapage, comme les anciens pays du bloc communiste, ou ceux qui affichent une solide prospérité comme l’Autriche, qui n’a rejoint l’UE qu’en 1995 une fois que la disparition de l’URSS l’y a autorisée, ou comme la Suisse qui, bien qu’à l’écart de l’appartenance formelle à l’UE, y est largement intégrée. 

Et la question migratoire alors ? La république tchèque n'a pratiquement pas reçu de « migrants ».... 
Il n’est pas très surprenant de voir, dans ce contexte, une partie de l’électorat de ces pays se focaliser sur la figure de l’immigré, que l’immigration y soit importante ou très faible. Si le mouvement historique de dépassement des États a neutralisé la capacité de mobilisation positive des peuples européens, il semble que des tendances plus sombres lui aient au contraire survécu. Bien que l’on puisse aborder les questions d’immigration de façon apaisée, il convient de ne pas prendre à légère ces obsessions identitaires et leurs conséquences, qui nous dépassent forcément. Nous ne revivons probablement pas les années trente, mais le type de vide politique qui apparait à tous les étages de la structure européenne engendre rarement vertu et raison. Cette réalité s’applique aussi bien aux Etats, qui pensaient s’en remettre à l’Europe pour à peu près tout et à une mondialisation prétendument heureuse, qu’à la bureaucratie européenne elle-même.

En tout état de cause, l’idée de vouloir sauver les meubles en divisant l’Europe centrale entre pro-européens (République tchèque, Slovaquie…) et eurosceptiques (Pologne, Hongrie) est inefficace car erronée dans ses prémisses, comme le montre justement le résultat de l’élection tchèque. Il est, dans tous les cas, trop tard désormais pour ce type de stratégie. Si les pays de ce que l’on appelle le groupe de Visegrád   suivent effectivement des tendances politiques assez différentes, la remise en cause du cadre européen y est commune et profonde. A vouloir stigmatiser à tout prix la critique de l’UE chez les membres les plus récents, on ne fait que donner du sens à une sorte de front commun de ces pays et surtout on y légitime les tendances politiques les plus néfastes. 

Les responsables européens devraient renoncer à l’instrumentalisation de cette « nouvelle Europe » et s’attaquer à la question essentielle du rééquilibrage du continent, du point de vue politique et économique. Les dérives politiques qui mettent en danger l’État de droit doivent être dénoncées. Mais les stratégies de stigmatisation de l’euroscepticisme en tant que tel sont vouées à l’échec. 

Le Brexit semble bien mal engagé. Pourquoi le processus de séparation de la Grande-Bretagne et de l'Union avance-t-il aussi peu ? Qui bloque ? Les Britanniques ? Les États membres de l'UE ? Pensez-vous, comme l'a récemment affirmé l'ancien ministre grec Yanis Varoufakis que le couple franco-allemand ne souhaite pas une véritable réussite des négociations mais veuille au contraire faire un exemple en rendant les choses difficiles aux britanniques ?

L’analyse de Yanis Varoufakis est intéressante et parfois même savoureuse, du fait de sa connaissance intime du cadre des négociations européennes, mais elle est limitée par une forme d’incohérence. Il ne cesse de démontrer sa compréhension du cadre inégalitaire qui organise les relations entre États au sein de l’Union européenne, mais il semble n’y reconnaître que deux échelons, celui d’hegemon et celui de dominion. Il ne fait aucun doute que la Grèce a exploré tous les aspects imaginables de cette dichotomie dans le cadre des plans d’aide. Mais les choses ne sont, en temps de crise, pas si simples ou binaires pour les grands pays. Autant la dépression grecque était un sujet d’importance parfaitement mineure pour l’Allemagne, autant la question du Brexit est tout de même d’un autre ordre.

L’instauration de barrières douanières entre le Royaume-Uni et l’UE, dans le cadre de l’OMC, n’aurait pas de conséquences économiques catastrophiques pour l’Allemagne, malgré son excédent bilatéral d’environ 50 milliards d’euros (86 milliards d’exportations contre 36 milliards d’importations…) avec Londres. Cela serait tout de même problématique pour l’industrie automobile, parmi d’autres secteurs. Dans le cadre politique allemand et de ses règles tacites, la chancelière n’a pas de mandat pour pénaliser délibérément un secteur phare de l’économie nationale à des fins politiques. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, on a fini par voir les responsables économiques se manifester et rendre la position allemande ambivalente. 

L’UE souffrirait moins que le Royaume-Uni de l’instauration de barrières douanières mais il est évident que cela serait problématique pour un certain nombre de secteurs qui exportent massivement vers le Royaume-Uni. Plus encore, le commerce entre le Royaume-Uni et l’UE se fait très largement entre entreprises d’un même secteur dans le cadre de chaînes de valeur intégrées. L’instauration de barrières douanières dans ce cadre, tout comme l’addition d’une couche supplémentaire de bureaucratie, affecteraient ces secteurs de façon sensible. Par ailleurs, certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas sont encore plus orientés vers le Royaume-Uni et souffriraient bien plus que l’UE prise dans son ensemble.

Alors oui, on entend beaucoup à Paris l’idée qu’un Brexit chaotique, sans accord, servirait d’exemple. Mais dans la plupart des pays européens, l’intérêt économique jouit encore d’une certaine priorité, et c’est notamment le cas en Allemagne, même si cette question n’y a pas d’implication macroéconomique majeure. 

Côté britannique, le principal problème réside aujourd’hui dans la faiblesse politique de Theresa May à la suite des élections générales désastreuse du moi de juin. La Première ministre ne jouit pas d’un véritable mandat pour négocier une nouvelle relation avec l’UE. Elle fait par ailleurs face à la fronde au Parlement des députés les plus pro-européens des deux bords, qui veulent s’assurer d’avoir leur mot à dire non seulement sur l’accord final mais aussi sur la possibilité de l’absence d’accord. Dans la réalité, l’idée d’un accord est de plus en plus ancrée de tous les côtés et les dirigeants des divers États membres sont pressés d’entamer les négociations sur la question commerciale. Évidemment, ceux-ci souhaitent aussi récupérer une partie de l’activité de la City et souhaiteraient donc un accord qui présente d’importantes contraintes pour le Royaume-Uni, en échange d’une limitation de l’immigration européenne.
Reste que l’idée d’encourager d
élibérément un véritable échec final des négociations est éloignée de la réalité. Le cadre fixé dans le cadre de la Commission est inefficace, et naturellement cette inefficacité en partie volontaire peut servir à orienter l’accord final. Des négociations chaotiques peuvent permettre de finir par mettre un accord sur la table, côté européen, et de négocier de simples amendements avec les Britanniques, qui seraient prétendument soulagés d’échapper à une forme de rupture et surtout à l’incertitude. Il semble ainsi que des brouillons d’accord commercial circulent entre ministères à Berlin. 

Le déraillement des négociations, dans le cadre caricatural qui a été fixé à Michel Barnier, a révélé les inquiétudes de divers États européens autant que la forme de chaos qui règne à Westminster et empêche les Britanniques de développer une véritable stratégie.

Et le couple franco-allemand, alors ? Existe-t-il toujours ? Emmanuel Macron poursuit Angela Merkel de ses assiduités mais cette dernière semble plutôt occupée à monter sa coalition « jamaïque ». Les projets de Macron de relance quasi-fédérale de l'Europe vous semblent-ils réalistes une fois cette coalition formée, où sont ils iréniques ?

Les projets d’Emmanuel Macron pour une réforme de la zone euro vont dans le sens du « gouvernement économique européen » dont rêve l’élite française depuis la conception de l’euro, malgré le rejet catégorique de l’Allemagne qui se focalise pour sa part sur le respect de simples règles budgétaires, par la contrainte. Cependant, même sur ce seul plan économique, les projets du Président français font l’impasse sur la question de la coordination macroéconomique qui est en réalité encore plus importante que celle du dispositif institutionnel. Si l’on a à l’esprit l’absence complète de coordination macroéconomique, l’Allemagne étant engagée dans une longue phase de désinvestissement visant à la maximisation de l’excédent budgétaire, on comprend que l’idée, encore bien plus ambitieuse, d’une sorte de fédéralisation de la zone est parfaitement exclue en Allemagne. Et c’était déjà le cas dans le cadre de la coalition sortante entre la CDU/CSU et le SPD. Le SPD et la myriade d’experts proche du parti assuraient le service après-vente fédéraliste de la politique de Mme Merkel, mais n’orientaient pas concrètement celle-ci dans ce sens.

Les élections allemandes de cet automne, avec l’entrée dans la coalition du FDP et l’arrivée massive de l’AfD au Bundestag aggravent cette réalité et la révèlent aux yeux du monde. L’élection d’Emmanuel Macron a, pendant quelques semaines, nourri l’idée d’une convergence de vues entre les dirigeants français et allemands, mais il n’y avait quasiment aucune réalité derrière ces affirmations, bien qu'elles semblaient faire consensus non seulement en Europe mais un peu partout dans le monde, de façon assez étonnante. 

Ce que l’on a appelé « couple franco-allemand » dans l’après-guerre n’existe plus depuis le début des années 1990. D’un côté la réunification allemande et l’intégration économique de l’Europe centrale ont changé en profondeur la place et le poids de l’Allemagne en Europe. De l’autre, les dirigeants français se sont empressés de se débarrasser de leurs prérogatives économiques, vues comme écrasantes, en imposant l’idée de l’euro aux Allemands, en échange d’un soutien à la réunification. Il n’y a jamais eu de couple franco-allemand parfait, symbiotique. Mais les mandats de Gerhard Schröder, bien qu’officiellement pro-européen et social-démocrate, ont changé en profondeur le rapport de l’Allemagne à la France et à l’Europe, quand simultanément la France parachevait son grand rêve bureaucratique d’abandon de ses responsabilités économiques. 

Le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron a souvent été vu comme une grande feuille de route pour l’Europe, mais il semblait davantage prendre acte de la divergence de vue avec l’Allemagne sur les sujets les plus cruciaux comme l’euro, bien qu’il existe une certaine convergence sur d’autres sujets extérieurs.

Dans un entretien donné au Figaro, le philosophe Pierre Manent expliquait récemment : « L'Allemagne se trouve aujourd'hui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur l'ensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée ». On sent pourtant un malaise dans ce pays, ainsi que l'ont montré le bon score de l'Afd aux élections du 24 septembre et le virage souverainiste des libéraux du FDP comme vous venez de le dire. Pourquoi ce malaise ?

Le vote AfD reste lié aux couches populaires, en particulier de l’Est. Mais le phénomène est plus complexe puisque le parti reprend en fait, en amplifiant la dimension eurosceptique, la grammaire économique ordolibérale. Il ne s’agit donc pas, en tant que tel, d’un relais économique de classes populaires sous pression, puisque le parti peut difficilement être vu comme défendant leurs intérêts. Même sa critique de l’euro, qui était la marque de fabrique du parti à sa création, suivait plutôt une ligne technocratique, à coup de dénonciations du système « Target 2 » (qui régit les flux entre banques centrales nationales dans le cadre de l’Eurosystème) qui fait l’objet d’une obsession maladive chez les eurosceptiques allemands. A l’origine, la ligne du parti semblait plutôt relever d’une sorte d’extrapolation des positions économiques allemandes traditionnelles. La crise des migrants a changé le cœur thématique du parti à partir de 2015. Si le manque de concertation dans les décisions du gouvernement d’Angela Merkel a été critiqué bien au-delà des cercles de l’extrême droite, l’AfD a alors affirmé un ancrage idéologique plus radical.

L’AfD participe de la montée d’un discours nationaliste qui, bien que minoritaire, dépasse le cadre sociologique de ce parti. On a vu au cours des derniers mois, un ouvrage révisionniste et antisémite, Finis Germania de Rolf Peter Sieferle, un historien et ancien conseiller du gouvernement pour l’environnement qui a mis fin à ses jours l’an passé, devenir un best-seller et susciter des prises de position contrastées, parfois complaisantes, au sein de l’establishment littéraire. Bien que l’élite médiatique ait fini par condamner cet ouvrage, dont l’auteur prétendait vouloir donner un sens non-négationniste à une expression telle que « mythe de la Shoah », le débat autour du livre a illustré la crise identitaire qui accompagne notamment la renaissance d’une extrême droite de masse, organisée politiquement.

L’AfD n’est pas un parti néonazi et, bien que nationaliste, ne s’inscrit pas dans l’environnement idéologique du fascisme, ne serait-ce que par sa conception limitée des prérogatives étatiques. Mais il encourage délibérément, notamment en son sein, une libération de la parole et une dédiabolisation de discours pour le moins ambigus sur le Troisième Reich, et l’utilisation de termes à connotation national-socialiste au sujet des immigrés (comme « Überfremdung » pour décrire la prétendue submersion des allemands de souche).

Par ailleurs, la notion de souveraineté a, en allemand, une forte connotation ethnique qui diffère de la conception française (bien que « Souveränität » ait évidemment une étymologie française). Cette différence se reflète également dans le sens donné à la nation, qui s’applique historiquement en France à un ensemble très hétérogène autour d’un projet étatique et d’un modèle de citoyenneté. Si certains philosophes comme Habermas, ont cherché à développer une orientation ouverte, plus politique, de la vision allemande dans le cadre notamment d’un dépassement européen, il convient de constater qu’ils ne sont finalement guère parvenus, malgré leur prestige académique, à orienter les conceptions nationales dans le sens résolument européen qu’ils avaient à l’esprit.

On constate, jour après jour, en Allemagne et ailleurs, le décalage entre les focalisations nationales et l’affichage rhétorique de la croyance en leur dépassement. Cette confusion produit des conséquences plus ou moins nocives selon les pays, mais elle va, dans tous les cas, à l’encontre d’une véritable coopération européenne. 

L’Europe a tellement investi, à tous points de vue, dans la mise en avant de la vision fédérale qu’elle est aujourd’hui paralysée par une crise intellectuelle et même sociologique qui empêche de dessiner la voie d’un nouveau mode de coopération. Au lieu d’un nouveau modèle, nous voyons l’ancien dégénérer en une superposition de crises identitaires nationales, dont il serait imprudent de se réjouir.


vendredi 13 octobre 2017

Autriche : un « Macron » conservateur bientôt au pouvoir ? - entretien avec J. Sterkers






Les Autrichiens élisent, dimanche leur Parlement, au terme d'une campagne dont le thème principal a sans doute été l'immigration, et émaillée d'un scandale touchant le parti social-démocrate. Une fois connu le résultat du scrutin, une coalition devra être formée, qui comportera vraisemblablement le parti de droite radicale FPÖ. Le nouveau et très jeune patron la droite autrichienne, Sebastian Kurz, 31 ans, pourrait devenir le nouveau Chancelier. 
Jérôme Sterkers, Directeur de Cabinet, chargé d’enseignement à l’Université Paris-II et observateur avisé de la vie politique autrichienne explique tout sur L'arène nue.


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Des élections législatives anticipées auront lieu dimanche en Autriche. Les sociaux-démocrates sont en grande difficulté et l'actuel chancelier devrait céder sa place. Que disent les sondages actuellement ? 

Jérôme Sterkers : Les derniers sondages donnent une avance assez large aux conservateurs de l'ÖVP, menés par Sebastian Kurz. Avec 33%, ils devanceraient de dix points leur partenaire de coalition, le parti social-démocrate (SPÖ) de l'actuel chancelier Christian Kern (23%), qui semble devoir être le grand perdant du scrutin. A l'extrême-droite, le FPÖ mené par Heinz-Christian Strache serait en passe de retrouver la deuxième place, avec 27%. Du côté des petits partis, les sociaux-libéraux du NEOS, les Verts et les verts dissidents de Peter Pilz flirtent avec le seuil de représentativité des 4%, en restant pour l'heure au-dessus de la ligne de flottaison.

S'agissant d'un scrutin proportionnel, un tel résultat aurait pour conséquence un nouveau gouvernement de coalition. S'il s'agit d'une tradition en Autriche - c'est le cas de manière continue depuis 1983 – la « Grande coalition » au pouvoir depuis dix ans pourrait arriver à son terme et la Chancellerie revenir à la droite.

Sebastian Kurz est jeune. Il est ministre depuis l'âge de 24 ans et, comme vous le dites, il sera sans doute bientôt chancelier. Qu'est-ce ce qui explique cette ascension rapide ? Avec qui peut-il gouverner si ce n'est pas dans le cadre d'une « Grande coalition » ?

Kurz est en effet très jeune : il a 31 ans. Il n'a mis un terme à ses études de droit qu'en 2011. Issu de la classe moyenne viennoise (loin d'être un bastion conservateur), sa carrière est fulgurante: élu municipal en 2009, secrétaire d’État en 2011, député puis ministre de plein exercice en 2013. Dès ses débuts, il s'est intéressé aux questions d'immigration, d'intégration et de pensions. Ce qui répond à la fois aux préoccupations de l'électorat plutôt âgé et conservateur, tout en suscitant une adhésion générationnelle chez les jeunes. 

La campagne de Kurz insiste fortement sur sa personnalité, mettant son nom en avant au détriment du parti et abandonnant la couleur noire symbole de la démocrate-chrétienne pour un bleu ciel plus moderne - mais aussi plus proche des codes de la droite dure en Allemagne et en Autriche. Son positionnement politique, le fait qu'il soit à l'origine de ces élections partielles (dont il a fait une exigence lorsqu'il a pris la tête de l'ÖVP au printemps dernier) laissent à penser qu'il privilégiera une alliance à droite avec le FPÖ, comme ce fut le cas entre 1999 et 2007. 

Il faut cependant noter que, pour la première fois depuis le milieu des années 1980, les sociaux-démocrates envisagent eux aussi une telle alliance pour ne pas reconduire l'actuelle « Grande coalition ». Cette dernière est en effet à bout de souffle, comme a pu l'illustrer l'élection présidentielle de l'an dernier lors de laquelle les candidats du SPÖ et de l'ÖVP ont l'un et l'autre été laminés au premier tour, laissant le candidat du FPÖ et celui des Verts se disputer le poste de chef de l’État - avec une victoire de l'écologiste Alexander Van Der Bellen à l’issue du... troisième tour d'un scrutin hors-norme.

[Le clip de présentation de Sebastian Kurz. 
Plus nombriliste, tu meurs]



Comme vous le dites, le FPÖ a déjà été au gouvernement. Il semble qu'il n'y ait pas de « cordon sanitaire » autour de ce parti en Autriche, ni de « front républicain ». Dans la région du Burgenland, les sociaux-démocrates gouvernent même en coalition avec lui. A quoi cela tient-il ? Quelles sont les idées de cette formation ? 

Il est clair que la situation n’est plus la même qu’en 1999, à l’époque où le « cordon sanitaire » a été brisé pour la première fois. A l’époque, lorsque les Rechtspopulisten (« populistes de droite »), alors conduits par Jorg Haider, étaient entrés en coalition avec les Conservateurs de Wolfgang Schüssel, la mobilisation avait été importante en Autriche et le tollé général dans les capitales européennes. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, alors que le FPÖ n’est pas moins à droite qu’il ne l’était du temps de Jörg Haider. Haider avait d’ailleurs quitté le FPÖ en 2005, car il ne voulait pas se retrouver sous la coupe des ultras, menés par le Viennois Heinz-Christian Strache… Pourtant, l’arrivée probable de ce dernier au gouvernement ne semble pas susciter autant de rejet que par le passé, puisque l’ÖVP comme le SPÖ envisagent ouvertement de s’allier avec lui pour former l’exécutif. 

Cette ambivalence à l’égard du FPÖ n’est pas nouvelle. Au contraire, c’est la courte période (1991-1999) pendant laquelle un « cordon sanitaire » a existé qui semble plutôt avoir fait exception. De ce point de vue, il n’est pas inutile de se pencher un instant sur l’histoire du FPÖ, trop souvent méconnue et pourtant instructive. 

Le mouvement trouve ses racines dans une structure nommée Fédération des Indépendants (VdU en allemand) crée en 1949, avec l’accord tacite des autorités d’occupation, afin de réinsérer dans le jeu démocratique le personnel administratif et politique dénazifié, les anciens soldats de la Wehrmacht ou encore la frange la plus conservatrice de la paysannerie… le tout sous l’œil bienveillant du SPÖ, qui espérait ainsi diviser le bloc conservateur longtemps dominant en Autriche hors de Vienne et des grands centres urbains. De tendance pan-germaniste du fait de son recrutement, mais se faisant également l’apôtre du libéralisme économique et de la responsabilité individuelle, la VdU a également été rejointe par des libéraux libres-penseurs et anti-cléricaux traditionnellement opposés à la domination du « parti catholique » et à sa vision sociétale. Cet attelage hétéroclite a conduit à l’explosion de la VdU et à la création du FPÖ, qui a cependant conservé ses trois ailes (nationaliste-pangermaniste, nationale-libérale autrichienne et libérale). 

Des années durant, le FPÖ va vivoter dans l’opposition avec des scores proches de 5%. A tel point qu’en 1980, l’aile libérale et pro-européenne va réussir à en prendre le contrôle, puis à entrer en coalition avec le SPÖ à l’issue des élections de 1983. Une décision qui sera rapidement remise en cause, puisqu’en 1986, les deux autres courants du parti s’unissent derrière Jörg Haider pour remettre la main sur l’appareil en adoptant une ligne résolument populiste. Mais là encore, toujours pas de « cordon sanitaire », puisque c’est avec le concours des sociaux-démocrates qu’Haider devient gouverneur de Carinthie en 1989. Il sera renversé deux années plus tard, à la suite d’un dérapage sur la période nazie, le premier d’une longue liste qui contribuera à radicaliser le parti et conduira l’aile libérale à le déserter, ces dissidents créant le Liberales Forum, dont le NEOS est l’héritier. Haider va par la suite capitaliser sur le rejet du système du « Proporz », par un nombre croissant d’autrichiens. Au départ une simple règle proportionnelle destinée à se répartir les postes entre SPÖ et ÖVP au niveau du Parlement et du Gouvernement, ce système s’est peu à peu imposé à tous les échelons de l’administration - voire de l’économie -entraînant népotisme et corruption. Cela conduira notamment au « choc » de 1999, qui verra le FPÖ devenir le deuxième parti du pays, devant les conservateurs, puis inciter ces derniers à s’allier avec lui, mettant ainsi un terme au furtif « cordon sanitaire ». Comme en 1983, l’exercice du pouvoir sera douloureux pour le FPÖ, qui en sortira divisé, laminé… et aux mains d’une tendance encore plus à droite. 

Qu'en est-il aujourd'hui ? La division perdure-t-elle ? 

Oui, les deux ailes nationale-libérale (plutôt pangermaniste) et nationale-conservatrice (plus traditionnelle et plus « autrichienne ») sont toujours présentes au sein du parti. Mais le FPÖ de Strache se définit désormais comme « Die Soziale Heimatpartei », le parti social de la patrie. Un champ lexical qui devrait parler aux Français car somme toute très proche de celui utilisé par le FN sous l’égide de Marine Le Pen et Florian Philippot ces dernières années. Le slogan choisi pour cette campagne illustre également le positionnement du parti : «Österreicher verdinen FAIRNESS », c’est à dire « Les autrichiens méritent la JUSTICE » (ou plutôt le fair-play, dans le sens de la justice ou de l’équité) le tout décliné au travers d’un prisme national caractérisé par l’usage de pronoms possessifs « notre souveraineté », « protéger nos frontières », « notre culture », « notre peuple », « notre sécurité », « défendre notre Terre » que l’on retrouve présentés dans cet ordre sur le site internet et les documents de campagne du parti, ce qui est significatif des priorités du mouvement. Mais ne nous méprenons pas : ces thématiques sont aussi présentes dans les programmes du SPÖ (de manière évidemment plus nuancée) et surtout de l'ÖVP.

[Ci-dessous, le clip du FPÖ, plein de finesse et de poésie, 
cherche à expliquer que Kurz appartient "au système" ]. 




On attribue souvent la montée des droites radicales (comme le FPÖ) ou la droitisation des droites traditionnelles (comme l'ÖVP) à la crise économique et à la montée des inégalités. Dans le cas de l'Autriche ça semble compliqué. Le pays a par exemple un taux de chômage inférieur à 6%. La question des réfugiés d'une part, celle de l'islam d'autre part, sont-elles les préoccupations principales des Autrichiens actuellement comme expliqué ici

D'une part, il faut garder à l'esprit que, depuis des années, le FPÖ dicte une large partie des termes du débat public en Autriche. Il est à l'origine des débats sur l'identité catholique du pays, sur la résistance à l'islam, sur le refus des migrations ou encore sur le respect par l'Union européenne de la souveraineté des petits pays, autant de thèmes qui ont structuré le clivage politique national, au profit sinon du seul FPÖ, du moins de la droite dure. Ainsi, ces thèmes deviennent centraux parce que les autres partis tendent à se positionner par rapport au FPÖ, celui-ci étant dans l'action, les autres dans la réaction. C'est d'ailleurs ce phénomène que le leader de l'ÖVP, Sebastian Kurz, tente de contrebalancer en reprenant à son profit les thèmes abandonnés des années durant au FPÖ et en personnalisant sa campagne comme l'ont toujours fait les dirigeants populistes. Ce faisant, il s'inscrit dans une démarche que l'on pourrait rapprocher de celle entreprise par Nicolas Sarkozy en 2007 et dans les dernières semaines de la campagne 2012.

Au demeurant, le phénomène de cette campagne n'est pas la poussée du FPÖ - durablement installé dans le paysage politique autrichien - mais bien l'émergence de Sebastian Kurz et son positionnement politique qui secoue la droite traditionnelle et, ce faisant, l'ensemble de l'échiquier politique. Le FPÖ comme le SPÖ ne s'y trompent pas, le premier rappelant sans cesse (au travers de messages de campagne dont certains sont totalement décalés) que Kurz est un pur produit de l'ÖVP et de la Grande coalition, les seconds en usant de méthodes encore plus dures au travers de « fake news » et de faux sites internet qui ont d'ailleurs provoqué un scandale et coûté sa tête au stratège de la campagne des sociaux-démocrates. Mais je m'égare... 

Après, si de notre point de vue « méditerranéen » l'Autriche ne semble pas en première ligne face au phénomène des migrants, elle n’en est pas moins sujette à une immigration continue et à une lente progression de l'Islam, essentiellement en provenance des Balkans ou de Turquie. On peut ainsi estimer à 600.000 le nombre de musulmans en Autriche pour une population de 8.700.000 habitants, soit 6 à 7% du total, avec une répartition déséquilibrée au profit des grandes villes. Ainsi, Vienne, devenue l'un des fiefs du FPÖ, a vu sa population musulmane passer de 7 à près de 13% entre 2001 et aujourd'hui. Une augmentation qui n'est pas négligeable.

Au-delà de l'Islam, c'est la question des migrations qui touche une corde sensible chez les Autrichiens. L'Autriche a une longue histoire avec sa frontière, avec ses confins: elle a pendant des centaines d'années - à l'époque impériale comme depuis l'après-guerre et cela malgré sa neutralité - occupé un poste avancé, face à l'Empire Ottoman, face au panslavisme, face au rideau de fer, face au magma des Balkans et désormais face aux migrants, d'où qu'ils viennent - notamment de l'est de l'Europe, du Caucase ou du Proche-Orient. Nous avons affaire à un peuple cosmopolite, issu d'une histoire impériale multiculturelle - les noms des candidats figurant sur les listes des différents partis en étant l'illustration - mais profondément marqué par une culture catholique et fortement imprégné de cette mentalité du limes. N'oublions pas que si, pour nous Français, les chars soviétiques furent stationnés pendant quarante ans à 300 km de Strasbourg puis que les conflits balkaniques se déroulèrent « sous nos yeux » à 1500 kilomètres de Paris, les uns comme les autres n'étaient qu'à quelques kilomètres de Vienne ou de Klagenfurt. Bref, la frontière, la défense du territoire, la crainte de l'invasion ne sont ici pas des vains mots, mais renvoient au contraire à un passé à la fois immémorial et très proche, fait de réalités comme de fantasmes. 

Enfin, le thème de la souveraineté de l'Autriche comme de la défense des droits des « petits » pays de l'Union européenne trouve aussi son écho dans un pays qui a toujours entretenu une certaine ambivalence à l'égard de l'Union européenne comme de son voisin allemand. Si l'ÖVP et le SPÖ ont toujours été des mouvements pro-européens, ils sont cependant loin de partager les positions fédéralistes défendues par nombre de leurs partenaires du PPE ou du PSE. Ils ont toujours fait preuve d'un certain pragmatisme en la matière, d'autant que là encore, l'histoire joue un rôle non négligeable: l'Autriche n'oublie pas qu'elle n'a retrouvé sa pleine souveraineté qu'en 1955, avec pour contrepartie une neutralité et une vie en dehors de la construction européenne jusqu'en 1995. 

Quel type de relations l'Autriche entretien-t-elle avec le grand voisin et pays leader de l'Union européenne, l'Allemagne ?

Vaste sujet… qui pourrait faire l’objet de nombreux colloques historiques, politiques, économiques voire psychanalytiques – logique pour le pays de Freud. Essayons plutôt, si vous le voulez bien, de circonscrire cette question au scrutin de dimanche et à ses conséquences.

Les parents du jeune Sebastian Kurz se portant plutôt bien, il est peu probable que celui-ci soit à la recherche d'une "Mutti" de substitution en la personne d’Angela Merkel. Celle-là même qui a sous-titré son parti "Die Mitte" (le Centre) et grand ouvert les portes de l'Allemagne aux migrants. Sur la question de la conduite des affaires européennes, notamment de la crise des migrants, Kurz a d'ailleurs été très clair en reconnaissant le rôle éminent joué par l'Allemagne en Europe, mais en rappelant aussi que « les traités ne prévoient pas qu'un pays prenne seul les devants » et que « que l'Union européenne comprenait 28 États et qu'il n'y avait pas de membres de seconde classe, les uns censément moralement supérieurs et les autres moralement inférieurs ». Fermez le ban. 

Ainsi, si les questions économiques rapprochent Vienne de Berlin, le sujet des migrants comme l'organisation interne de l'Union Européenne poussent en revanche l'Autriche à chercher des alliances de revers, à regarder vers l'Est et à retrouver son cher et vieux tropisme danubien. Je conclurai en détournant les propos de l'auteur viennois Arthur Schnitzler, "Autriche et Allemagne sont parents comme diamant et charbon". Cet aphorisme étant à l'origine consacré au vice et à la vertu, je laisse à chacun le soin d'attribuer leurs rôles respectifs à Vienne et à Berlin... 

Pour finir, quelle pourrait être la politique européenne d'une Autriche dirigée par une coalition ÖVP/FPÖ avec à sa tête Sebastian Kurz ? 

Sébastian Kurz cherche à se faire le champion de la défense des petits pays de l’UE et du contrôle des flux migratoires, en s’opposant aux positions d’Angela Merkel. En revanche et comme je viens de le dire, il existe une véritable convergence avec les tenants d’une « ligne dure » sur les sujets économiques et financiers. On retrouve ainsi dans les propos de campagne de Kurz (refus de refinancer la dette des États membres de la zone euro, refus d’une mutualisation des dettes souveraines, refus d’une mutualisation de dépenses sociales) des accents déjà entendus chez Wolfgang Schaüble, Christian Lindner (chef du FDP et probable futur ministre des finances allemand) ou encore chez les responsables de la CSU comme de l’AfD. 

Les critiques sont plus dures à l’égard des institutions, avec la volonté de réduire le nombre de commissaires européens, de limiter le champ de  compétences  de l’UE et de réduire sensiblement le poids d'une réglementation européenne que Kurz estime à la fois trop complexe, trop précise et trop bureaucratique. Le projet de l’ÖVP vise au fond à pousser l’UE à se recentrer sur ses missions et compétences propres d’origine, en refondant la subsidiarité dans un sens plus favorable aux États. En proposant l’élection du Président de la Commission au suffrage universel direct et en annonçant un recours plus fréquent au référendum à l’échelle nationale, Kurz et l’ÖVP affirment enfin vouloir redonner au peuple autrichien sa pleine souveraineté en lui permettant d’exprimer sa voix dans les principaux processus décisionnels. 

Bref, on a un mélange alliant libéralisme et euroscepticisme. Reste à savoir quelle sera la ligne vraiment défendue par Sebastian Kurz et quelle sera sa détermination en la matière. Désormais aux portes de la Chancellerie fédérale, Kurz, incarne un renouveau générationnel à la droite de l’échiquier politique européen. 

Ses méthodes d’exercice du pouvoir et sa politique seront-elles inspirées des modèles politiques « durs » de ses voisins d’Europe centrale - comme cela semble devoir être le cas - ou s’alignera-t-il finalement sur la tradition politique rhénane plutôt consensuelle, suivie depuis 1945 par les grands partis politiques autrichiens dont il est l’héritier ? Suspense.... 



jeudi 12 octobre 2017

Lettre ouverte à Jean-Luc Mélenchon, par Ambroise de Rancourt





Ambroise de Rancourt a 29 ans. Il est pianiste, diplomé du CNSM (Conservatoire national supérieur de musique) de Paris. Il n'est pas encarté à la France insoumise mais a voté pour Jean-Luc Mélenchon en 2012 et en 2017. Il lui écrit aujourd'hui pour exprimer des craintes et des griefs. 

L'arène nue est plutôt un blog consacré à l'Europe, avec quelques exceptions. La publication de cette lettre en est une. Venant d'un électeur très informé, elle réaffirme utilement ce en quoi croit toute une partie de la gauche (hélas pas la partie la plus revendicative) et exprime ses inquiétudes quant à la généralisation des thématiques identitaires dans le débat public. Elle est d'utilité publique. 


***


Cher Jean-Luc,

Si je t’écris cette lettre aujourd’hui, c’est parce que je t’en veux.

Je t’en veux, parce qu’un nombre incalculable de fois, j’ai failli me brouiller avec des amis, des proches, en prenant ta défense et, plus largement, celle de ton programme. J’ai voté pour toi en 2012, et en 2017. 

Cette année, ce n’était pas pareil : je n’ai pas voté pour toi de façon compulsive. J’ai voté pour toi après m’être penché sur ton programme, longuement, après l’avoir pesé soigneusement, dans ses moindres détails. J’étais persuadé, en votant pour toi, que tu avais des chances de gagner et surtout, de porter un véritable projet : un projet de transformation économique profonde, de défense des acquis sociaux et intellectuels de notre pays, un projet gaulliste à bien des égards, mais surtout, un projet viable, réalisable, consistant intellectuellement. Je n’ai pas été séduit par ta personnalité, qui m’importe peu et ne me fascine guère, ton talent oratoire, que j’apprécie mais dont je ne fais pas un critère décisif, ni par ton personnage, mais j’ai été convaincu par ton programme, bêtement. Naïvement, peut-être. Et si c’était à refaire, je voterais sûrement pour toi, de nouveau.

En défendant ton programme, j’ai réussi à convaincre un certain nombre de gens autour de moi, je ne sais même pas combien, de te donner leur vote. Il y avait de tout : même des gens qui s’apprêtaient à voter pour Hamon ou Asselineau, voire Marine Le Pen, c’est dire si je me suis sacrifié pour la Cause. J’ai dû persuader une bonne partie de ma famille et de mes proches que non, je n’étais pas devenu un bolchevique assoiffé du sang des possédants – il faut dire qu’avec ma gueule et mon nom, c’était peu crédible – ni un hippie décérébré persuadé de pouvoir rassembler l’humanité autour d’un feu de camp et d’une barrette de shit. Non, j’ai défendu ton programme à coups de chiffres, de bouquins, de convictions que j’avais patiemment construites, en amont, au fil du temps. Et n’ayant que peu d’appétence pour la posture de groupie, je n’ai jamais hésité à reconnaître tes angles morts, tes faiblesses, tes renoncements, parce que le fait de militer pour une cause ne doit jamais, à mes yeux, aboutir à l’application aveugle d’une ligne, ou à l’arrêt de mes fonctions cérébrales. Et j’ai croisé suffisamment de militants qui semblaient avoir fait vœu d’abstinence intellectuelle comme un prêtre son vœu de chasteté, pour être dégoûté par ce panurgisme imbécile que l’on retrouve dans tous les partis.

J’ai vraiment cru, et je crois encore, à la capacité de notre pays à changer le cours de la construction européenne – pas à l’aménager, lui « donner sa chance », non : la remettre sur le métier, et la reprendre depuis le début. Je crois également à la mission particulière de notre pays – c’est une idée qui a tendance à faire sourire, d’ailleurs, aujourd’hui – dans sa transmission inflexible et constante de valeurs universelles, qui s’incarnent dans sa défense maniaque, obsessionnelle, de la liberté d’expression, sa haine – je n’ai pas peur du mot – de l’ingérence religieuse dans la sphère politique, son attachement viscéral à l’égalité républicaine. J’ai cru en ta capacité à incarner et défendre tout cela. Aujourd’hui encore, je reste écœuré par ce mélange de mauvaise foi, de dédain souvent inculte et lapidaire, qui caractérise la façon dont tes détracteurs considèrent les gens qui ont voté pour toi, quels que soient leurs motifs. Et je continue à désespérer en entendant nos dirigeants vanter eux-mêmes, aujourd’hui, la fin de notre modèle social et la destruction de nos plus précieux édifices juridiques, comme étant la clé de notre intégration, forcément magnifique et souhaitable, dans la marche néo-libérale du monde. Comme si la résistance à cet ordre n’était même plus acceptable intellectuellement, reléguée au rang de fantasme doré pour collégien rêveur.

Jusqu’ici, en fait, tout allait plutôt bien. Et puis, au fil de mes rencontres, de mes lectures, mais aussi au fil des morts qui s’amoncelaient en France, en Europe, ainsi qu’en Syrie et en Irak, j’ai commencé à m’intéresser, de près, à l’idéologie islamiste. C’était bien avant de me pencher sur ton programme de 2017, d’ailleurs. 

J’ai commencé, donc, à chercher pourquoi et comment une idéologie issue d’une religion pouvait, en s’appuyant sur divers recueils de textes sacrés que l’on doit admettre aveuglément sous peine d’être appelé hérétique, aboutir à l’endoctrinement massif de jeunes de France ou d’ailleurs. J’ai cherché à comprendre pourquoi des enfants juifs, des dessinateurs, des flics, des citoyens qui n’avaient rien demandé, étaient tombés sous des balles, des pare-chocs, des coups de couteau, sur notre sol. J’ai aussi cherché à comprendre pourquoi des centaines de jeunes Français étaient partis faire le jihad en Syrie – et pourquoi on avait laissé s’installer dans notre pays les prédicateurs et recruteurs aux sources de cet embrigadement sectaire. J’ai cherché, à comprendre pourquoi des entrepreneurs du malaise identitaire, qu’ils s’appellent Collectif contre l’Islamophobie en France, Indigènes de la République ou Baraka City, loin de déplorer une partition communautaire de plus en plus marquée en France, semblaient la cultiver, l’entretenir amoureusement. J’ai compris, enfin, qu’entre ces entrepreneurs identitaires et le Front national, il y avait finalement une formidable convergence de points de vue : une vision ethniciste, racialiste, de l’appartenance non plus à une nation mais à une communauté fondée sur la religion, la couleur. « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à mon quartier, à l’Islam, à l’Algérie », affirme la présidente du PIR, Houria Bouteldja, là où une Marine Le Pen ou un Eric Zemmour s’évertuent à expliquer que l’islam n’est pas et ne sera jamais soluble dans la République.

Dans ce jeu de surenchère verbale, j’estimais qu’il était du devoir du politique de refuser de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Tout en utilisant les moyens juridiques et policiers pour éteindre, dans le respect des libertés publiques, le phénomène identitaire islamiste. Non pas dans le but de terroriser le bon peuple ou de « stigmatiser » - le verbe est à la mode – une religion ou ses fidèles, certainement pas. Mais avec un objectif double, qui semble t’échapper : protéger, d’une part, l’écrasante majorité de nos compatriotes musulmans, sécularisés et laïques, d’un chantage identitaire dont ils font l’objet – injonction leur étant faite, dans le cadre religieux ou associatif, c’est selon, de choisir entre leur identité islamique (voile, alimentation halal, jeûne du ramadan…) et leur adhésion aux valeurs républicaines ; préserver, ensuite, l’ensemble de la population française, musulmane ou non, de la violence que le terrorisme islamiste fait peser sur elle de façon permanente.

La réalité est la suivante : tes déclarations de 2011, où tu affirmais que les prières de rue étaient systématiquement le fait d’intégristes – ce qui d’après mes recherches scrupuleuses s’est toujours montré exact – et que la solution était de les empêcher en faisant respecter l’ordre public ; ou de février 2017, où tu expliquais – et j’étais d’accord avec toi – que, sans quitter un seul instant une attitude de dialogue et de fraternité vis-à-vis des femmes qui le portaient, nous n’avions pas à rougir d’affirmer que le voile, au vu de notre culture et de notre lutte séculaire pour l’égalité, était un signe d’oppression sexiste, bref : tes déclarations sur le sujet de l’islamisme me semblaient respecter à la fois nos principes républicains essentiels, et le devoir de neutralité religieuse du politique dont j’ai parlé plus haut.

Mais voilà. D’abord, je t’ai vu refuser, progressivement, d’employer le terme « islamiste » pour parler des attentats commis aujourd’hui en Occident. Je t’ai vu défendre Clémentine Autain en pleine campagne présidentielle, et pas du bout des lèvres, quand ses liens avec la mafia de l’ « islamophobie » étaient mentionnés par Manuel Valls. Je me suis fait personnellement insulter par des militants LFI, et traiter de troll du FN (sic) pour avoir osé renvoyer à des affiches événements auxquels cette députée avait participé avec, notamment, Marwan Muhammad, ou pour avoir souligné le fait que Mme Autain avait relayé via son mouvement Ensemble des événements auxquels participait Tariq Ramadan – tu sais, le grand réformiste de l’islam, petit-fils du théoricien de la société islamiste rêvée des Frères musulmans et fier de l’être, qui défend un moratoire sur la lapidation des femmes, et qualifie les caricaturistes de Charlie Hebdo de « lâches » lorsqu’il s’exprime sur Al-Jazeera, avant de se faire défenseur  de la liberté d’expression dans les médias français, quelques jours plus tard. J’ai assisté, et j’en ai discuté avec nombre d’autres militants LFI, à des scènes surréalistes d’omerta, d’interdiction de parler du phénomène islamiste, sous peine d’être relégué à un adjectif : facho. Islamophobe, dans les grands jours. Et j’ai accepté ces qualificatifs avec calme, sans jamais me laisser aller moi-même à l’injure. Pour avoir ouvert les yeux très progressivement sur le sujet de l’islamisme, sur lequel je crois pouvoir dire aujourd’hui que je me défends plutôt pas mal, comme on dit, je sais qu’il faut faire preuve de pédagogie, de mesure et de responsabilité, tant je sais qu’est brûlante toute question qui touche à l’unité de notre pays, et encore plus dans une période où les attentats sont autant de coups de boutoir contre notre pacte républicain, chacun étant sommé de choisir son camp.

Je me permets une petite parenthèse sur le sujet du terme « islamiste », point qui semble accessoire à première vue, mais qui est pourtant essentiel. Je connais la polémique, et bien, entre Olivier Roy et Gilles Kepel, entre « islamisation de la radicalité » d’un côté, « radicalité de l’islamisation » de l’autre. Laisse moi te dire ces quelques mots, très simples : l’islamisme n’est pas une religion. Dénoncer les comportements de violation de l’espace et des libertés publics n’est pas un acte qui stigmatise une foi et ses fidèles, mais qui condamne clairement, au contraire, une minorité agissante qui tente de fédérer autour d’elle tous les croyants. Rappeler quotidiennement qu’il y a, dans toute religion – hier, c’était le catholicisme, et c’est au prix du sang que sa sécularisation s’est faite sur notre sol, tu le sais, et aujourd’hui, c’est l’islam qui se retrouve face à cette problématique en France – un potentiel de dérive sectaire, et de volonté de soumission de l’ordre politique aux lois divines, le rappeler donc, avec force, n’est pas un acte de méfiance, de xénophobie, de racisme : c’est un acte de courage, nécessaire, douloureux parfois, mais qui est, pour reprendre la formule consacrée de De Gaulle, une « impérieuse nécessité ». En refusant d’employer le terme d’islamisme, tu sèmes le doute pour tous nos concitoyens musulmans, que tu amalgames de fait au seul noyau minoritaire et agissant des fondamentalistes : tu les confonds avec eux, tu leur dis, implicitement, que ceux qui se réclament de leur religion pour tuer, sont de leur famille. Plus que jamais, la distinction entre islamiste et musulman doit être faite par le politique. Sinon, voilà le raisonnement auquel on aboutit : comment, dire du mal du terrorisme, mais aussi de l’oppression des femmes au nom de la religion, du refus des valeurs républicaines, ce serait aussi dire du mal des musulmans dans leur ensemble ? Tous les musulmans seraient donc, à l’insu de leur plein gré, islamistes ? Tu sais aussi bien que moi que non, et que ton devoir consiste à nommer les choses, pour permettre justement à l’immense majorité des musulmans français de se sentir reconnus par leur pays, indépendamment de leur pratique religieuse. Tu sais aussi bien que moi – et là, les témoignages, ce n’est pas dans la presse que je les lis : je les recueille directement – que dans certains quartiers, c’est au nom d’une certaine morale religieuse que nombre de jeunes filles, de femmes, se voient interdire de sortir de chez elles vêtues comme elles l’entendent, et d’aller boire une bière entre amies. Bien sûr, ces phénomènes sont diffus : la pression sociale, familiale, du quartier, ne se fait pas à coups de panneaux placardés sur les murs, mais de regards, d’insultes, d’exclusion du groupe vécues au quotidien par celles qui osent braver ces nouveaux interdits.

Plus récemment, certains députés de LFI ont abondé dans le sens d’une minimisation du phénomène islamiste, par clientélisme électoral ou par volonté de dénoncer un supposé « racisme d’Etat » en France, qui serait la justification unique, socio-économique, des attentats. L’islamisme ne serait en réalité qu’une délinquance comme une autre ; le refus de s’asseoir après une femme, au poste de conduite d’un bus, ne serait qu’une manifestation de sexisme ordinaire. Et ceux qui osent souligner cette proximité – elle n’est pas restreinte aux élus LFI, loin de là : les témoignages abondent, ici et là, pour dénoncer la façon dont nos élus locaux utilisent le clientélisme religieux pour s’assurer de meilleurs résultats électoraux – sont donc, tu l’as dit : la fameuse « fachosphère ». Ils ne peuvent donc pas être des citoyens avertis, mesurés, de bonne foi, imperméables aux raisonnements ethnicistes et racistes du Front national, mais sincèrement convaincus de la nécessité de se battre de façon intraitable pour la défense de notre modèle de société ? 

Indépendamment de ces effets de manche médiatiques, je ne peux pas croire que tu réduises le débat politique à un clivage entre deux camps : les fachos, et les autres. Tu as prouvé, lors de la dernière présidentielle, ta capacité à ramener à son bercail historique une large partie de l’électorat ouvrier, qui s’était tournée vers le FN depuis de trop nombreuses années, et cela a sans doute été la meilleure nouvelle des résultats du printemps dernier. Et tu voudrais, le lendemain, te livrer à des anathèmes nourris par ta détestation de Manuel Valls ? A ce stade, je dois le préciser : je n’ai rien, absolument rien de commun, politiquement, avec lui. Son opportunisme, son inconséquence, son exercice du pouvoir, tout me navre chez cet homme. Mais je n’arrive pas à croire que tu manques à tel point de sens politique, que tu ne comprennes pas que le basculement dans l’invective facile et confortable, tant Valls est aujourd’hui détesté en France, est dangereux. Et par ailleurs, quand on connaît le déferlement antisémite subi par l’homme en raison de la religion de sa femme, la cabale organisée contre lui après une photo le montrant avec une ministre israélienne aux positions hautement contestables – il s’agissait en réalité d’un sommet international sur le terrorisme, et non d’un dîner entre amis de longue date – on ne peut que mettre de côté, l’espace d’un instant, son inimitié personnelle pour faire bloc contre les tentatives d’intimidation teintées de complotisme. Dois-je te rappeler que le premier site à avoir lancé la polémique sur ces fameuses photos, c’est Panamza, tenu par le bien connu Hicham Hamza, spécialiste des théories du complot sioniste resservies ad nauseam après chaque attentat ?

Enfin, le clou du spectacle. Hier, mardi 10 octobre, Houria Bouteldja, auteur du célèbre Les Blancs, les Juifs, et nous, ouvrage dans lequel elle se livre à un étalage de haine contre les deux premiers groupes nommés, auxquels on pourrait ajouter les homosexuels, a partagé ton tweet assimilant Valls et la fachosphère, se félicitant de tes propos : « Qui l’eût cru ? Plein de cœurs pour Mélenchon ». Cette antisémite maladive, cette racialiste décomplexée, qui promeut la « non-mixité », y compris des mariages, qui se permet de manipuler les termes de « race » ou de « tarlouze » comme aux plus belles heures de notre pays dans les années trente, se réjouissant de ton positionnement ? Pour moi, c’est un véritable désastre. Voir s’opérer une jonction entre ton discours souverainiste, républicain, laïque et social, et ceux qui cherchent à le détruire de toutes leurs forces, sans que personne ne songe à contester, au sein de ton mouvement, ce rapprochement ? Mes échanges avec des militants, nombreux, mais aussi des responsables de LFI, sont à cet égard instructifs : ils sont beaucoup à s’inquiéter de cette dérive identitaire d’un mouvement comme le tien. Ils sont beaucoup à ne pas comprendre le cap que tu cherches à fixer, toi le défenseur historique de la laïcité, en envoyant autant de signaux contradictoires, de frilosité face aux nouveaux racistes, aux nouveaux intégristes, qui n’ont rien à envier à ceux que notre pays connaissait déjà depuis des siècles, par leur violence et leur haine de la République.

L’islamisme est aujourd’hui, à mon avis, l’un des thèmes les plus essentiels pour notre pays, avec la construction européenne, la transition énergétique, l’éducation. La différence est que je n’en fais pas la seule, l’unique priorité, et je ne te demande pas de le faire, d’ailleurs. Je te demande simplement, en tant que militant lambda, bon connaisseur du sujet, de remettre tes convictions laïques au centre de ton discours, d’arrêter de caresser les intégristes et agitateurs communautaires dans le sens du poil, parce que d’une part, je pense, je sais qu’il y a urgence. Mais aussi, et SURTOUT : parce que je pense que tu te trompes du tout au tout sur le plan tactique, et qu’une telle mollesse sera sans doute ton premier handicap quand viendra 2022 où, je l’espère, tu défendras à nouveau ton programme, dans toutes ses composantes. Si tu veux rassembler derrière ta candidature, une ligne de partition communautaire et de complaisance vis-à-vis de l’islamisme te coupera inéluctablement d’une large part des Français, appartenant pour beaucoup à cette « France périphérique » qui n’est ni forcément raciste, ni « islamophobe », mais qui sent que face aux nouveaux obscurantistes, la République doit être forte, et fière de son héritage ; et qui vit dans la peur du prochain attentat et de la dissolution des liens entre elle et une partie de ses compatriotes.

Pardonne-moi d’avoir été long, sûrement grandiloquent parfois. Mais je crois trop profondément en l’intelligence, la viabilité, la nécessité de tes propositions pour notre pays, pour te laisser gâcher tout cela par ce qui me semble être un très mauvais calcul politique, qui hypothèque de façon certaine tes chances de te qualifier pour le second tour en 2022. Et je crois me faire en cela le porte-parole d’un certain nombre des sympathisants de La France Insoumise, bien moins négligeable que ce que tu sembles penser. Nous, militants ou citoyens, avons besoin de ton intransigeance dans la défense de notre universalisme républicain, et de ton insoumission, justement, pour faire résonner avec force, partout, ces trois mots : Liberté, Egalité, Fraternité.

Bien amicalement,

Ambroise.